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Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène nous narre aujourd’hui le périple du médecin nestorien Ibn Buṭlān, de Bagdad au Caire, d’Alep à Antioche, de querelles en diatribes, d’émerveillements en désenchantements. Ses récits sont aussi pluridisciplinaires qu’acerbes ; Ibn Buṭlān est à Constantinople quand débute la peste qui s’est répandue en Orient, un traité écrit de sa main a alimenté les disputes théologiques qui aboutirent au schisme de l’Eglise d’Orient et d’Occident et il aime à manier le sarcasme pour dénoncer les travers de ses contemporains et décrier ses collègues médecins. Observateur patenté des mœurs culturelles et sociales autant que de la topographie ou des avancées scientifiques, ce médecin philosophe adepte du Banquet a laissé derrière lui de précieux manifestes, sillonnant pour mieux les décrire, les routes escarpées, les villes moyen-orientales d’Alep, de Bagdad, d’Antioche ou de Mossoul quand elles étaient au centre du monde, et emporter ses lecteurs inconnus au cœur de son époque.
Al-Mukhtār ibn al-Ḥassan alias Yuwannis (Jean) – après son ordination – ibn Buṭlān est un prêtre et médecin nestorien, originaire de Bagdad, qui y étudie auprès du médecin et philosophe Ibn al-Ṭayyib (m. 1043), administrateur de l’hôpital al-‘Aḍuḍī. Son physique n’aurait pas été agréable, cela lui sera reproché par la suite. Ses écrits et les polémiques qu’il soutint montrent qu’il avait reçu une excellente éducation et qu’il connaissait très bien les œuvres médicales ou scientifiques antiques passées en arabe. Nestorien, il maîtrisait le syriaque et ses contacts à Constantinople, nous le montrent aussi hellénophone.
Après avoir commencé à enseigner à Bagdad, il quitte la ville en janvier 1049 pour se diriger vers l’ouest, passant par al-Anbār, Mossoul, Rusāfa puis Alep où le gouverneur musulman de la ville l’autorise à réorganiser le culte chrétien, à l’insatisfaction de ses coreligionnaires locaux d’ailleurs ! Il a aussi des discussions avec le médecin melkite Ibn al-Sharāra (m. 1097), mais elles tournent à la polémique philosophique et finalement Ibn al-Sharāra monte la population contre lui et elle le chasse. Par ailleurs, sa renommée dut être ambivalente car on lui attribua plus tard la fondation de l’hôpital de la ville. Il poursuit vers Antioche alors aux mains des Byzantins depuis 969. De là, il continue vers le sud par Lattaquié et Damas, pour atteindre Le Caire en novembre 1049. Il y séjourne de 2 à 3 ans sans doute dans l’espoir d’y pratiquer la médecine mais il a une controverse célèbre avec le médecin cairote Ibn Riḍwān (m. 1061), au service du calife fatimide al-Mustanṣir. Cette polémique lui est défavorable et il reprend alors la route vers Constantinople en passant par Jaffa et Antioche. Dans la capitale byzantine, en 1054, le patriarche Michel Cérulaire (m. 1059) lui demande d’écrire un traité théologique sur l’eucharistie et en particulier le pain azyme, question controversée entre Latins et Byzantins à l’époque, et qui prélude au « grand schisme d’Occident ». Il est également en relation avec le philosophe Michel Psellos (m. 1078). En 1054, il est témoin de l’irruption de la peste qui frappe la capitale byzantine avant de se répandre au Proche-Orient jusqu’en Iraq. A Constantinople, elle fit 14 000 victimes, qui furent enterrées dans l’église Saint Luc. C’est aussi dans un monastère de cette ville qu’il achève le « Banquet des médecins », satire du milieu médical qu’il avait commencé plus tôt. Il la dédie quelques temps après à Naṣr al-Dawla (règne 1010-1060), prince marwanide de Mayyāfāriqin, aujourd’hui Silvan dans le sud-est de la Turquie. C’est d’ailleurs à Mayyāfāriqin que l’auteur place le lieu du banquet, sans doute espérait-il une prébende. Il est aussi l’auteur, peut-être à la même époque, du « Banquet des prêtres », dénonciation humoristique des travers des prêtres jacobites de Mardin, aussi dans le sud-est de la Turquie. Certains de ceux-ci préfèrent s’enrichir matériellement grâce à la générosité de leurs paroissiens plutôt que d’approfondir leur connaissance dans des disciplines ecclésiastiques. Il laisse également un manuel pour l’achat des esclaves écrit à une date et en des circonstances inconnues. Quoi qu’il en fut, au nord de la Syrie, il entre au service du seigneur de Ma‘rat al-Nu‘mān, Abū l-Mutawwaǧ Muqallad ibn Munqiḏ (m. 1059), l’arrière-grand-père du célèbre écrivain Usāma ibn Munqīḏ (m. 1187). Il revient finalement à Antioche où il supervise la construction d’un hôpital et s’y fait moine. En 1063, il travaille encore à un ouvrage sur l’évolution des théories médicales des médecins d’Iraq vis-à-vis de certaines maladies. Il meurt à Antioche en 1066 et est enterré dans l’église de son monastère. Remarquez qu’il laissa le récit de ses pérégrinations dans des lettres envoyées au secrétaire de chancellerie Hilāl ibn al-Muhassin al-Ṣābi‘ (m. 1056) à partir de 1048 et qui furent recopiées par le fils de celui-ci, Ghars al-Ni‘ma (m. 1088), et de là elles passèrent chez des auteurs ultérieurs comme Ibn al-Qifṭī (m. 1248), Yāqūt (m. 1226), Ibn al-‘Adīm (m. 1262) et Ibn Shaddād (m. 1285).
Les passages conservés de sa relation de voyage épistolière renseignent sans doute autant sur la vie sociale des villes traversées que sur leur topographie.
Par exemple, en quittant l’Iraq, il passe par Raḥba qui est un carrefour entre al-Anbār, Mossoul, Takrīt et Alep, et où on trouve 19 sortes de raisins. Il atteint ensuite le village de Ruṣāfa, en Syrie, alors célèbre pour le palais omeyyade construit par le calife Hicham (m. 743) et un grand monastère. Ibn Buṭlān s’extasie devant la citerne souterraine élevée sur des colonnes de pierre et pavée de marbre qui recueille l’eau des pluies, et il précise que ces bâtiments ne sont plus habités que par des bédouins, majoritairement chrétiens, qui protègent les caravanes passant par là. Quant à Alep, il décrit la ville comme construite en pierres blanches et dotée d’une muraille percée de 6 portes. Sa citadelle renferme une mosquée et deux églises, dont l’une conserve la pierre sur laquelle Abraham a fait son sacrifice. Et au pied de la citadelle, on peut voir la grotte où il gardait ses moutons. La cité elle-même possède une grande mosquée, 6 couvents et un petit hôpital. Les gens boivent l’eau de citerne quoiqu’une rivière, abondante en hiver, borde la ville. On y trouve peu de fruits et de légumes, et le vin est importé du territoire byzantin.
Sur la route d’Antioche, il passe par le village de ‘Imm, qui le choque à cause des cochons, du nombre de prostituées et du vin qui s’y trouvent en abondance, alors que l’on y dénombre 4 églises et une mosquée où on fait la prière secrètement. Ibn Buṭlān décrit cependant le reste de la route comme traversant une campagne fertile et verdoyante, fournissant olives, orge et froment, où les villages se succèdent sans interruption. Quant à Antioche – aujourd’hui Antakya en Turquie –, elle est présentée comme une grande cité : elle possède une muraille bastionnée de 360 tours et percée de 5 portes ; elle forme un demi-cercle dont les deux extrémités rejoignent une montagne, garnie d’une citadelle à son sommet. Au centre de la ville, il y a une autre citadelle qui remonterait à Qusyan, dont le fils fut ressuscité par saint Pierre. Une légende identique se lit dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (m. 1298) où le gouverneur s’appelle Théophile ! Le palais possède une église dont l’une des portes est surmontée d’une clepsydre qui donne les heures, nuit et jour. L’église fut cependant abîmée par de fortes pluies subies en 1050 qu’il décrit avec moult détails, informations recueillies lors de son deuxième séjour. La ville possède aussi d’innombrables églises, un hôpital et des bains. A l’extérieur, coule une rivière, l’Oronte.
Plus au sud, à Lattaquié – alors aux mains des Byzantins –, il apprend que l’église est un ancien temple païen, donnant sur la mer et qui fut précédemment également une mosquée. Lorsque l’appel à la prière est lancé de la grande mosquée, les chrétiens font sonner les cloches. Par ailleurs, il informe que la prostitution était réglée par l’inspecteur des marchés qui, après avoir alloué les filles à l’encan pour une nuit, remettait au client un sauf-conduit portant le sceau de l’évêque qui assurait que le couple illégitime était en règle. On aurait aimé avoir toute son épitre vu l’aspect sociétal de ses observations.
Gardons à l’esprit que les sociétés médiévales, quelle que fut la religion prédominante, pratiquèrent l’esclavage et que les trois religions abrahamiques n’y trouvèrent rien à redire puisque cela allait de soi. Dans ce cadre, que le médecin chrétien Ibn Buṭlān consacre un manuel pour informer un acheteur désireux d’avoir un homme de peine, un esclave de confiance ou une esclave pour le plaisir du lit n’a rien de choquant selon la morale du temps. Les médecins étaient les mieux placés pour écrire ces ouvrages et nous en avons d’autres. En tant que médecin, Ibn Buṭlān préconise d’abord un examen anatomique général pour déceler telle ou telle faiblesse, maladie ou défaut corporel. Il passe aussi à des critères physiognomiques qui avaient droit de citer alors avant de s’arrêter sur le déterminisme géographique. En effet, le climat – la chaleur, la froidure, l’humidité, la sécheresse, l’ensoleillement – confèrent des caractères somatiques et moraux indélébiles aux individus. Un acheteur averti en vaut deux ! Ainsi, un climat tempéré donne naissance à un caractère paisible et docile en raison de l’équilibre des qualités, tels seraient les Orientaux d’après lui, suivant en cela Hippocrate et Galien. En revanche, les Occidentaux seraient colériques et irascibles à cause de l’instabilité de leur climat, à vous de juger ! Il énumère alors une vingtaine de régions, de l’Inde à Byzance, en passant par l’Arménie et l’Ethiopie. Il précise ce que seraient les traits principaux de la complexion des hommes et des femmes qui en sont originaires, mêlant stéréotypes et impressions subjectives.
Les échos de sa carrière nous montrent qu’il n’hésitait pas à entrer en conflit avec ses confrères, même si ce fut souvent à son détriment. Son « Banquet des médecins » – probablement en partie autobiographique, transposant ses déboires cairotes – témoigne qu’il n’était ni tendre ni indulgent avec eux puisqu’il met en lumière sans fard les travers de certains d’entre eux. Il met en scène un jeune homme, se prétendant médecin, qui arrive à Mayyāfāriqin, se lie à un vieux médecin et assiste à un dîner chez lui. Celui-ci s’avère pingre et cauteleux. Le jeune homme explique qu’il désire rejoindre le monastère de Za‘farān, près de Mardin, et y apprendre la médecine. Le médecin a des doutes à l’endroit du carabin et il incite les convives – un phlébotomiste, un oculiste, un chirurgien et un pharmacien – à lui poser des questions, qui laisse le candidat à quia quoiqu’il prétende posséder des livres. C’est une dénonciation des jeunes médecins qui préfèrent les plaisirs de la société à l’étude assidue des auteurs anciens, mais aussi ceux bien établis mus par le gain.
Par ailleurs, l’histoire des manuscrits qui portent ce texte trahit un succès certain de ces historiettes. D’une part, des fragments arabes et judéo-arabes – c’est-à-dire que le texte arabe est écrit en caractères hébreux – ont été retrouvés dans la guénizah du Caire, preuve que l’opuscule eut un succès au-delà de la sphère chrétienne ou arabe. D’autre part, deux manuscrits arabes du XIIIe siècle (Jérusalem L. A. Mayer Memorial et Milan, Ambrosiana A. 125) portant ce texte sont illustrés d’une douzaine de miniatures (voir illustration) mettant en scène les personnages. Enfin, la polémique acerbe qui l’oppose au Caire avec Ibn Riḍwān illustre également sa pugnacité et son caractère quoiqu’il quittât l’Egypte plein d’amertume et de colère.
A vrai dire, la question peut nous sembler aujourd’hui oiseuse : puisque le poussin picore dès la sortie de l’œuf contrairement aux autres oisillons que les parents nourrissent quelques temps, doit-on considérer les poulets comme des animaux de nature chaude et non froide, car selon Aristote et Galien, les organes qui bougent rapidement sont chauds ? Cela avait été ainsi allégué par un médecin damascène, Georges al-Yabrūdī, et un médecin cairote s’en fait l’écho lors d’une réunion scientifique au palais d’un émir fatimide.
Ibn Buṭlān ne l’entend pas de cette oreille et écrit un opuscule contre cette opinion dans lequel il mésestime al-Yabrūdī et le médecin égyptien présent à l’assemblée, disciples d’Ibn Riḍwān. Celui-ci répond par un pamphlet puis une épitre où il présente Ibn Buṭlān comme ignorant les autorités médicales anciennes. Ibn Buṭlān est piqué au vif et rétorque par un opuscule où il démontre sa connaissance de la médecine hellénistique, de l’école médicale d’Alexandrie ainsi que de l’importance de les étudier avec un maître et non en autodidacte ; or, Ibn Riḍwān, de petite extraction et ayant dû survivre en tirant des horoscopes sur les marchés, est un autodidacte ! Ibn Buṭlān insiste aussi sur l’apparence physique, apparemment peu engageante, de son adversaire. Ibn Riḍwān retorque en deux temps, d’abord par une épitre où il expose ses connaissances des médecins anciens, puis par une seconde où il met en garde ses compatriotes contre les traitements d’Ibn Buṭlān qui seraient inefficaces car leur auteur ne connaitrait pas bien la nature des Egyptiens. Cette dernière attaque a, semblablement, privé Ibn Buṭlān de sa patientèle et il dut quitter l’Egypte. Quoique toute théorique, cette polémique qui eut sa publicité à l’époque, illustre aussi le dynamisme de la pensée médicale d’alors.
Oui, justement, il a laissé une « Table de la santé », écrite avant son arrivée à Constantinople. Il s’agit d’un traité d’hygiène et de diététique pour préserver la santé dans lequel il donne des conseils, certes, pour le régime alimentaire et ce que nous appellerions l’exercice physique et l’évacuation des excréments mais aussi pour le sommeil et les états psychiques. La nouveauté cependant est la présentation du texte, ainsi à côté d’un texte continu, il a choisi de tabuler ses données sous forme d’une quarantaine de tableaux de 15 colonnes à l’exemple des tables astronomiques pour en faciliter l’usage. Plus de la moitié de ces tables sont consacrées à l’alimentation (fruits, pains, légumes, assaisonnements, viande, poisson, pâtisseries, vins, …) dont la nature, la nocivité, l’utilité, la saison et les pays où les prendre sont notés. La géographie apparaît aussi dans une table centrée sur la situation des pays (septentrionaux, méridionaux, …) et leur effet sur la constitution des habitants. Il en ressort qu’il s’appuyait sur un parallélisme entre microcosme et macrocosme. Mais cela reflète aussi les mœurs et l’alimentation des classes élevées auxquelles le livre s’adresse. Ce traité a connu directement une adaptation à Constantinople avant d’être traduit en latin au XIIIe siècle.
Oui, sans cependant la considérer comme pleinement déterminante, mais l’astrologie entrait parmi les facteurs à prendre en compte pour donner un diagnostic médical. Dans le « Banquet des médecins », il considère que les médecins qui se réfèrent uniquement à l’astrologie et à la magie sont des charlatans. Il attribue néanmoins l’éclatement de la peste à Constantinople en 1054 à l’apparition d’une étoile remarquable dans les Gémeaux. Et il précise, puisque les Gémeaux sont le signe de l’Egypte, que cela a aussi eu comme effet d’amoindrir la crue du Nil et ainsi initier la famine. Or, c’est effectivement à cette époque que l’Egypte connait une série d’années de disette. Il prétend aussi que lorsque Saturne descend dans le signe du Cancer, c’est l’Iraq, la Jaziré et Mossoul qui souffrent. Remarquez que son observation astronomique de 1054 a été considérée comme celle de la supernova de 1054, connue surtout par les sources chinoises et dont seul Ibn Buṭlān attesterait de l’observation en Méditerranée. Dans son traité de médecine et d’hygiène, il préconise telle pratique ou la prise de tel aliment également selon la position de telle planète dans tel signe.
Bibliographie :
Baer, Eva, « The Illustrations for an Early Manuscript of Ibn Butlan’s "Daʿwat al-aṭibbāʾ" in the L. A. Mayer Memorial in Jerusalem », Muqarnas, Vol. 19 (2002), pp. 1-11.
Conrad, Lawrence, « Ibn Buṭlān in bilād al-Shām : The Career of a Travelling Christian Physician », dans Syrian Christians under Islam, I, (2001), p. 131-157.
Floréal Sanagustin, Médecine et société en islam médiéval. Ibn Butlan ou la connaissance médicale au service de la communauté - Le cas de l’esclavage, Paris, 2010.
Ibn Butlan, Le Banquet des prêtres, Paris, 2004.
Ibn Butlan, Le Banquet des médecins, Paris, 2008.
Oltean, Daniel, « From Bagdad to Antioch and Constantinople : Ibn Buṭlān and the Byzantines », Byzantinische Zeitschrift, 114/1 (2021), p. 355-376.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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