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« L’avarice sordide et les cruautés inouïes qui fatiguèrent sa nation et occasionnèrent sa perte, les excès et les horreurs ou se porta ce caractère violent et barbare, firent couler bien des larmes et bien du sang en Perse : il en fut l’admiration, la terreur et l’exécration » (1), tel est le portrait que le frère jésuite Bazin dresse de son protecteur dans la Perse du XVIIIème siècle, Nader Shah. Arrivé en Perse en 1741, le clerc de la compagnie de Jésus suit le Shah de Perse sur les routes de l’immense empire où il est témoin de violentes répressions commises sur les gouverneurs locaux. Le jugement qu’il en donne, chargé de la représentation occidentale dominante formulée dans L’Esprit des Lois de Montesquieu (2), nous offre une perspective d’analyse intéressante sur Nader Shah. Cela étant dit, il convient de garder à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une représentation de l’empereur de Perse qui en dit au moins autant sur l’Europe des Lumières que sur la Perse. Durant la seconde partie du voyage de frère Bazin en Perse (1744-1747), on note une certaine évolution sociale du clerc puisqu’il devient en 1746 le premier médecin de Nader Shah. Il serait donc intéressant d’ajouter à la problématique de l’article précédent cette notion d’évolution potentielle dans les lettres du frère jésuite, évolution qui pourrait être symptomatique du progrès social de leur auteur.
En quoi le récit du frère Bazin de son périple en Perse, tout en attestant de la représentation de la Perse et de Nader Shah dans la vision chrétienne occidentale, nous montre une évolution dans sa narration ?
En décembre de l’année 1744, le frère Bazin entre, à la suite de Nader Shah, dans la capitale de l’Empire perse : Ispahan. La grande capitale safavide, dotée de merveilles architecturales par le fameux Shah Abbas (1588-1629) est célébrée à de maintes reprises dans les écrits de voyageurs occidentaux comme la « capitale des jardins », notamment dans le journal du Chevalier de Chardin (3). Pourtant, le frère jésuite n’a pas eu d’occasion d’y séjourner longtemps étant donné que Nader Shah est depuis 1741 sans arrêt en campagne de répression militaire. Le frère Bazin est choqué de l’occupation violente du Shah qui commet des exactions dans sa propre capitale : « Il y resta quarante cinq jours, pendant lesquels tout ce qu’on peut imaginer d’injustices et de cruauté fut commis par ses ordres » (4). L’auteur des Lettres édifiantes et curieuses y dénonce les actes commis durant ce séjour par les soldats qui pillent et tuent sous les ordres de Nader Shah. D’après le jésuite, lors d’une inspection générale, le Shah se rend compte qu’un tapis est manquant : « Il voulut, avant son départ, se faire rendre un compte exact de tous les meubles précieux de son palais » (5). Le déroulement du reste de l’affaire est ainsi décrit dans les lettres du frère Bazin où l’utilisation du terme de Thamas désigne bien Nader Shah et non pas son infortuné prédécesseur : « Le soupçon tomba d’abord sur le gardien des joyaux de la couronne ; l’accusé nia le fait, et après une rude bastonnade il déclara que son prédécesseur avait vendu le tapis (…) il revint peu de jours après, et dénonça comme acheteur huit marchands, dont deux étaient indiens, deux arminiens et quatre juifs. Ils furent arrêtés et après quelques interrogations, on leur arracha un œil ; ils furent ensuite attachés tous les huit par le cou à une même chaine ; le lendemain matin on alluma, par ordre de Thamas, un grand feu, où il furent jetés tous ensemble et enchainés comme ils étaient. Tous les spectateurs et les bourreaux eux même étaient effrayés de cette barbare exécution » (6).
La première chose étonnante dans ce récit est le détail que Bazin apporte à la description de la torture elle même dont la cruauté va jusqu’à épouvanter tous les spectateurs à l’exception de Nader Shah. On note ensuite le rôle de bouc émissaire clair que jouent les minorités ethniques et religieuses de Perse dans la représentation de cette scène. Ainsi, le récit du frère Bazin relate toujours autant les pratiques sanguinaires de Nader Shah.
A la fin de l’année 1746, le frère Bazin est nommé premier médecin de Nader Shah. Dans son journal, Bazin critique fortement les médecins persans et indique même refuser une fois la proposition du Shah avant d’accepter. Selon son propre témoignage, le jésuite aurait finalement accédé à la demande pressante du Shah de Perse suite à la recommandation du Père supérieur de son ordre. On observe dans cette partie du récit du clerc une volonté double d’autoglorification et de justification personnelle qui mène à une narration très subjective. En effet, le reste de son récit autobiographique met en avant ses propres capacités extraordinaires de médecin tout en blâmant les médecins persans d’incompétence. Le jésuite écrit par exemple : « J’étais étranger, mes soins avaient du succès, le roi m’honorait de sa confiance ; la jalousie excita la haine des quatre médecins » (7). Le frère Bazin raconte qu’à plusieurs reprises, les savants persans tentent de le desservir auprès du Shah mais que ses talents médicaux le sauvent à chaque fois. Le frère Bazin relate en effet l’histoire suivante à propos des jaloux persans : « Ses médecins m’accusèrent de lui avoir donné quelques drogues corrosives qui lui brulaient l’intestin. Mais enfin quel remède leur dit le Roi ? Ils n’osèrent pas le risquer, mais ils répondirent que celui qui avait préparé le poison, pouvait seul en connaître l’antidote » (8). Bien entendu, selon le principal intéressé, le frère Bazin sauve ensuite Nader Shah grâce à une potion miraculeuse. Ce dernier le récompense avec faste en lui offrant un cheval de valeur. Le clerc n’ayant reçu aucune formation en médecine, on ne peut que mettre en doute ces anecdotes qui mettent en lumière son auteur. Le diplomate Jean Otter, en se basant sur son expérience de voyage propre en Perse, indique le fait suivant : « Les Orientaux s’imaginent que les Européens savent tous exercer la médecine ; de-là il arrive souvent, quand on voyage chez eux, qu’on est exposé à être Médecin malgré soi » (9). Le témoignage du diplomate suédois permet de mieux comprendre le rôle qu’a pu réellement jouer Bazin auprès de Nader Shah. La tentative de réécriture de sa propre histoire est un écueil dont il faut tenir compte dans l’étude des journaux de voyage.
L’année 1747, la dernière du court règne de Nader Shah, est entachée de répressions dans tout l’empire où la révolte gronde face aux lourdes taxations. Le frère Bazin décrit ainsi l’atmosphère régnant à la cour du Shah de Perse : « Le Roi n’entendait autour de lui que des bruits de sédition ; on arrêtait ses courriers, ses ordres étaient interceptés, chaque jour lui annonçait un nouvel orage » (10). Le clerc insiste sur le fait que les Persans, y compris dans son entourage, attendent avec impatience sa chute : « On prenait plaisir à lui grossir les objets, et l’on jouissait se son inquiétude » (11). Finalement, Nader Shah se rend à la tête de son armée dans sa province natale, le Khorasan, dont les habitants se sont joints aussi à l’insurrection contre lui. Le Shah est conscient que les officiers persans chiites de son armée trament un complot contre lui mais il ne sait pas qui selon Bazin. Le jésuite indique que dans une telle situation, Nader Shah ne pouvait se fier qu’à sa garde prétorienne sunnite : « Il avait dans son camp un corps de quatre mille Afghans : ces troupes étrangères lui étaient entièrement dévouées, et étaient ennemies des Persans » (12). Au soir du 19 Juin, Nader Shah leur ordonne de tuer tous les chefs persans de l’armée mais « l’ordre ne fut pas si secret qu’il transpirât » (13). En conséquence, les conjurés « s’engagèrent mutuellement, par écrit signé de leur main, à ne point s’abandonner, et à faire périr cette nuit là même l’ennemi commun, qui avait marqué le jour suivant pour celui de leur mort » (14), selon Bazin. La nuit du 19 Juin 1747, Nader Shah est effectivement poignardé à de multiples reprises dans sa tente, lors d’une mise en scène décrite par Bazin rappelant quelque peu la mort de Jules César. Il est aisé d’observer que le jésuite tente de montrer que les assassins ont agi en légitime défense face à un despote ne leur laissait pas le choix. Ainsi, le jugement péjoratif du médecin improvisé à l’encontre de Nader Shah ne s’est pas démenti dans la seconde moitié de son récit.
En définitive, le récit de voyage du frère Bazin ne change que peu de ton entre les deux parties chronologiques de sa narration. On remarque seulement que sa nomination de médecin en 1746 est l’occasion pour le jésuite de glorifier son action auprès de son Ordre. En effet, il ne faut pas oublier le contexte d’écriture des Lettres édifiantes et curieuses, rapports que le missionnaire transmet au supérieur de la Compagnie de Jésus. Le regard très critique que le frère Bazin porte sur le Shah de Perse témoigne de l’inspiration chrétienne et occidentale qui l’habite. Ainsi, le portrait qu’il peint de Nader Shah doit être compris pour ce qu’il est : une représentation par nature subjective.
Lire la partie 1 : Le voyage du frère jésuite Bazin dans la Perse de Nader Shah (1/2)
Notes :
(1) Frère Bazin, Mémoires sur les dernières années de Thamas Kouli Khan et sa mort tragique, Lettres édifiantes et curieuses IV, Paris, J.G. Murigot, 1780, p. 253.
(2) Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, De l’Esprit des lois, Chez Barillot et fils, Genève, 1748.
(3) Jean Chardin, Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse, Paris, Daniel Horthemels, 1686
(4) Frère Bazin, Mémoires sur les deniers années de Thamas Kouli Khan et sa mort tragique, Lettres édifiantes et curieuses IV, Paris, J.G. Murigot, 1780, p 239.
(5) Ibid, page 239.
(6) Ibid, page 240.
(7) Ibid, page 244.
(8) Ibid, page 244.
(9) Jean Otter, Voyages en Turquie et en Perse avec une relation des expéditions de Thamas Kouli Khan, Paris, chez les frères Guerrin avec approbation du roi, 1748, page 98.
(10) Frère Bazin, Mémoires sur les dernières années de Thamas Kouli Khan et sa mort tragique, Lettres édifiantes et curieuses IV, Paris, J.G. Murigot, 1780, p 248.
(11) Ibid, page 248.
(12) Ibid, page 249.
(13) Ibid, page 249.
(14) Ibid, page 250.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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