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Les « Accords d’Abraham » entre Israël et les pays du Golfe (Émirats arabes unis et Bahreïn) : quelles relations historiques entre les États signataires et quelles conséquences géopolitiques pour le Moyen-Orient ? (2/2)

Par Justine Clément
Publié le 14/01/2022 • modifié le 14/01/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

WASHINGTON, DC - SEPTEMBER 15 : (L-R) Foreign Affairs Minister of Bahrain Abdullatif bin Rashid Al Zayani, Prime Minister of Israel Benjamin Netanyahu, U.S. President Donald Trump, and Foreign Affairs Minister of the United Arab Emirates Abdullah bin Zayed bin Sultan Al Nahyan participate in the signing ceremony of the Abraham Accords on the South Lawn of the White House September 15, 2020 in Washington, DC. Witnessed by President Trump, Prime Minister Netanyahu signed a peace deal with the UAE and a declaration of intent to make peace with Bahrain.

Alex Wong/Getty Images/AFP
ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Lire la partie 1

II. Les « Accords d’Abraham » : quelles reconfigurations de la géopolitique de la région ?

A. Le pragmatisme des dirigeants du Golfe face à la question palestinienne et au désengagement croissant des États-Unis

La signature des « Accords d’Abraham » traduit d’abord d’un pragmatisme autour de la question palestinienne. Si en contrepartie de leur signature, les Émirats arabes unis s’étaient félicités d’obtenir la fin de l’annexion de territoires palestiniens supplémentaires, pour Elisabeth Marteu, Abu Dhabi a offert un réel « cadeau diplomatique » [1] à Israël – sans contreparties actées réelles. En ce sens, ils montrent une certaine perte de la centralité du conflit israélo-palestinien au sein de la région [2]. Immédiatement condamnée par l’autorité palestinienne, cette normalisation est perçue comme une « trahison de Jérusalem, d’Al Aqsa et de la cause palestinienne » [3]. Les accords seraient alors constitués d’un « pilier idéaliste » [4], établi autour de l’idée d’une paix durable dans la région et d’un « pilier pragmatique » [5], composé d’une victoire des intérêts nationaux des trois États signataires. Les États du Golfe ont compris que l’isolement d’Israël, instauré depuis plus de 70 ans, n’a pas permis d’affaiblir ses capacités économiques, militaires et ses projets d’annexion des territoires palestiniens. De plus, si les Émirats arabes unis et le Bahreïn affichent toujours leur soutien à la création d’un État palestinien, ils ne souhaitent pas voir le Hamas – dont les trois fondateurs, Ahmed Yassin, Abdel Aziz al-Rantissi et Mohammed Taha sont issus du mouvement des Frères musulmans – accéder au pouvoir.

Aussi, et comme vu précédemment, les « Accords d’Abraham » s’inscrivent dans un contexte de désengagement croissant de la puissance américaine au Moyen-Orient. Face aux aspirations expansionnistes chiite ou « néo-ottomane » [6], les États du Golfe et Israël veulent s’assurer d’une alliance renforcée, d’autant plus que les États-Unis n’avaient émis aucune réaction face à l’attaque attribuée à l’Iran des sites Aramco dans le détroit d’Ormuz, en 2019 [7].

Cet accord marque donc la fin du paradigme historique de « l’opposition constante des États arabes à Israël » [8]. La donne géopolitique semble donc progressivement se décaler d’une lutte contre l’occupant israélien à une volonté plus forte de contrer les velléités iraniennes et turques. En ce sens, les États-Unis ont souhaité avec ces accords, préparer leur désengagement de la région, et établir un « axe anti-iranien » fort avec leurs alliés régionaux, sans intervention directe nécessaire.

B. Vers une « sous-traitance » [9] américaine du problème iranien ? La volonté de création d’une alliance contre l’Iran

La République islamique et la Turquie ont vivement condamné ces normalisations, et se positionnent désormais comme « seuls défenseurs de la cause musulmane » [10] dans la région. Les « Accords d’Abraham » font particulièrement écho à la volonté des États-Unis d’isoler l’Iran, et de protéger leur allié principal au Moyen-Orient qu’est Israël. Pour l’État américain, Téhéran reste le principal facteur de déstabilisation dans la région, d’où la politique de « pression maximale » impulsée par Donald Trump dès son investiture. Les « Accords d’Abraham » esquissent finalement la création d’un axe uni contre l’Iran. Si les Émirats arabes unis et le Bahreïn se sont réjouis du retour du « parapluie » militaire américain, cette stratégie apparaît plutôt comme une volonté de désengagement de la part des États-Unis. En unissant Israël et les États du Golfe autour de la menace iranienne, ils espèrent aboutir à un certain « équilibre dissuasif » [11] vis-à-vis de l’Iran, et maintenir « une influence à moindre coût » [12]. D’ailleurs, l’article 7 des « Accords d’Abraham » mentionne le développement futur d’un « Agenda stratégique pour le Moyen-Orient », où les pays signataires s’engagent notamment à travailler conjointement pour assurer la sécurité et la stabilité régionales.

Cette volonté américaine de contrer l’influence iranienne intervient aussi dans un contexte de rapprochement entre l’Iran et la Chine. En négociation depuis 2016, un pacte de coopération stratégique d’un montant de 400 milliards de dollars sur une durée de 25 ans [13] est finalement signé entre les deux pays le 27 mars 2021, ce qui inquiète les États-Unis. Si son contenu n’a pas été rendu public, le New York Times affirme que des investissements chinois dans les infrastructures, les télécommunications ou encore la cyber-sécurité iraniennes pourraient être établis en échange d’un tarif préférentiel sur le pétrole brut iranien [14]. L’Iran – dans une situation particulièrement critique car affaibli par les sanctions économiques et financières imposées par Donald Trump en 2018 et par la pandémie de Covid-19 – se rapproche de la Chine, son premier partenaire commercial. Pourtant, les relations entre les deux pays ne sont pas nouvelles et la Chine a continué lors du retrait des Occidentaux à partir de 1971 à investir dans des programmes pétroliers et gaziers, comme à Yadavaran et South Pars [15]. À l’instar des « Accords d’Abraham » donc, la signature de ce pacte s’inscrit dans la continuité de relations historiques entre les deux pays [16], mais contredit cependant la volonté américaine d’isoler et d’affaiblir l’Iran.

Cette normalisation illustre donc une volonté américaine de créer un axe anti-Iran fort, composé d’alliés en mesure de dissuader les velléités iraniennes. En ce sens, les Émirats arabes unis semblent être au cœur de cette stratégie. Ils s’imposent progressivement comme une puissance décisionnaire majeure, questionnant le poids diplomatique de leur voisin saoudien.

C. Les Émirats arabes unis, nouveau centre décisionnaire du Golfe ? Le poids diplomatique de l’Arabie saoudite en question

Les « Accords d’Abraham », signés le 15 septembre 2020, renforcent le poids diplomatique des Émirats arabes unis, qui depuis près d’une quinzaine d’années, s’imposent comme un acteur incontournable de la région. Plus encore, ils semblent depuis quelques temps, avoir accentué leur rôle de médiateur régional, préférant finalement l’usage de la diplomatie à l’emploi de la force [17]. Cette nouvelle politique a pu être observée en 2018, avec la réouverture de l’ambassade des Émirats arabes unis à Damas, une première depuis l’éclatement de la guerre civile syrienne en 2011. Le Ministre d’État aux Affaires étrangères avait par ailleurs déclaré qu’« un rôle arabe en Syrie est devenu encore plus nécessaire face à l’expansionnisme régional de l’Iran et de la Turquie » [18], en ajoutant qu’« à travers leur présence à Damas, les Emirats cherchent à activer ce rôle » [19]. Le pays a aussi été central dans le processus de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie en 2018, et a accueilli en avril 2021, à Dubaï, des négociations entre l’Inde et le Pakistan, pour rétablir un dialogue entre les deux pays [20]. En signant les « Accords d’Abraham », les Émirats arabes unis se positionnent en plus comme intermédiaires privilégiés auprès de la puissance américaine dans le Golfe.

Cette position rompt avec l’idée de l’Arabie saoudite comme acteur principal sur les questions diplomatiques et sécuritaires dans le Golfe. Le pays, coincé par son « image religieuse » [21] dans la normalisation de ses relations avec l’État hébreu, l’est aussi face à l’Iran. Les deux pays sunnite et chiite entretiennent des relations particulièrement tendues depuis les années 1980, et s’opposent régulièrement lors de guerres dîtes « par procuration », notamment au Yémen depuis 2015 [22]. Malgré l’arrivée du Prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS) en 2015, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi en 2018, soupçonné d’être commandité par MBS, est traduit par une réelle « crise diplomatique » [23] pour le Royaume. Si les relations personnelles entre Donald Trump, Jared Kushner et MBS ont pu la temporiser, la nouvelle administration de Joe Biden diverge de la politique de Donald Trump. Les États-Unis ont notamment retiré les rebelles houtis de leur liste noire des organisations terroristes et ont déclassifié le rapport de la CIA concernant justement, l’assassinat du journaliste saoudien. Le rapprochement des Émirats arabes unis et des États-Unis, via la signature des « Accords d’Abraham », ainsi que les relations parfois conflictuelles entre pouvoir américain et saoudien renforcent d’autant plus le poids diplomatique d’Abu Dhabi.

Cette normalisation met aussi directement fin à l’initiative de paix arabe, impulsée par le roi d’Arabie saoudite Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud lors du Sommet de la Ligue arabe de 2002. Cette dernière entend améliorer les relations entre les états arabes et l’État hébreu, en échange d’un retrait total d’Israël des territoires palestiniens occupés depuis 1967, ainsi que la création d’un État palestinien avec comme capitale Jérusalem-Est [24].

Ainsi, avec la signature des « Accords d’Abraham », les Émirats arabes unis se positionnent comme acteur de premier plan, concurrençant le poids diplomatique historique de la puissance saoudienne. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis confirment une relation de « meilleurs ennemis », où la coopération proche des deux pays vient être complétée par une rivalité politique, diplomatique et économique.

Conclusion : un an après les « Accords d’Abraham », quel premier bilan ?

Il reste aujourd’hui difficile, seulement un an et demi après la normalisation officielle des relations entre Israël et les deux États du Golfe, d’établir un premier bilan précis de la situation. L’annonce de nouveaux partenariats et projets communs a immédiatement suivi la signature des accords, et semble aujourd’hui être moindre, notamment du fait de la pandémie de Covid-19, qui freine les Etats dans une coopération plus accrue. Cependant, côté tourisme, plus de 130 000 Israéliens auraient visité les Émirats arabes unis entre septembre et décembre 2020 [25] et les premiers vols directs entre le Bahreïn et Israël ont eu lieu. Dans le domaine commercial, les Émirats arabes unis ont intensifié leurs investissements en Israël dans des secteurs stratégiques tels que la médecine, les hautes-technologies et la santé. Les compagnies dubaïotes DP World et DoverTower ont signé dès septembre 2020 des mémorandums d’entente afin « d’évaluer les opportunités de développement des infrastructures pour le commerce entre Israël et les Émirats arabes unis, ainsi qu’entre Israël et la région » [26]. Dans le domaine des hautes-technologies, le groupe émirien EDGE a conclu un accord avec Israel Aerospace industries (IAI), afin de développer un système aérien et anti-aérien sans pilote avancé, adapté aux marchés des Émirats arabes unis. Les « Accords d’Abraham » ont aussi marqué l’ouverture d’ambassades respectives dans les pays signataires, comme symbole de la normalisation de leurs relations. Plus globalement, les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont pu impulser un mouvement plus favorable à la normalisation avec Israël au sein des pays arabes. En décembre 2020, le Maroc officialisait ses relations avec l’État hébreu, suivi du Soudan en janvier 2021.

Publié le 14/01/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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