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L’opposition critique ouvertement le DP de « contre-révolutionnaire ». Dans ces années 1950, la mort de Mustafa Kemal se fait sentir et rend compte que même « érigé en doctrine officielle et protégé par une loi spécifique, le kémalisme est désormais « inapplicable » » (1).
Les Démocrates n’en demeurent pas moins des kémalistes en raison de leur provenance de l’ancien parti unique CHP mais aussi de leurs réalisations, notamment la loi du 31 juillet 1951 portant sur les crimes et délits commis contre Atatürk. Cette nouvelle loi recoupe à la fois les formes d’une protection des réformes, statuts et monuments d’Atatürk que celles d’une prévention contre toute diffamation potentielle à l’égard du DP (2). Par leur discours, les Démocrates se présentent même comme les authentiques dépositaires du kémalisme, affirmant leur volonté d’assurer la formation d’une Turquie moderne et puissante. Leur promesse est de « faire de la Turquie une petite Amérique en une génération, avec un millionnaire dans chaque province » (3). Mais, sur le chemin tracé par le kémalisme, les erreurs fatales qu’ils commettent viennent leur apposer une étiquette négative, entraînant ainsi leur liquidation par un procès expéditif.
L’approche des Démocrates vient percuter de toute sa puissance « l’approche positiviste » constituant le pilier de l’idéologie officielle de l’État, c’est-à-dire assurer l’ordre et la paix au sein de la nation par un État centralisateur, fort et neutre (4). Cependant, la révolution se réalise toujours dans un même sens, partant « du haut » vers « le bas », d’une élite instruite et progressiste vers une masse ignorante et réactionnaire. Comme l’exprimait Henri Spitzmuller, « la masse du peuple turc est inerte, ignorante, incapable d’un mouvement populaire comme elle l’a été de tout temps depuis l’époque des sultans […] La masse du peuple inculte sans imagination, assiste au spectacle des évènements auxquels elle participe d’autant moins » (5). En Turquie, le populisme est avant tout une rhétorique politique qui ne se préoccupe guère du peuple : « que le paysan crève, ça m’est égal » (6).
Parmi les mesures prises par le Parti démocrate, deux sont particulièrement controversées. La première est l’usage excessif des crédits étrangers sans prise en compte des possibilités de paiement réelles du pays qui aurait ainsi favorisé la mise sous tutelle économique américaine de la Turquie, sans réel plan de développement et en gaspillant les ressources nationales. L’inflation devient galopante, la balance des paiements sensiblement déficitaire et les biens de consommations étrangers viennent à manquer. L’économie turque est en voie de dislocation accélérée. Or, le principe d’indépendance nationale prôné par le kémalisme est l’héritier de la décadence de l’Empire ottoman, c’est-à-dire un empire sur le point de ne plus s’appartenir. Ainsi, en dépit de ce principe d’indépendance économique, Menderes menace clairement de « recourir à l’aide américaine pour rétablir l’ordre » (7).
La deuxième mesure s’apparente à la politique de tolérance et de révision des lois laïcisantes menée par le DP et qui participe au retour du religieux. En effet, la politique religieuse du Parti Démocrate se traduit par le retour à l’arabe dans l’appel à la prière (ezan) (8), le développement de cours de religion à l’école laïque, la création d’une faculté de théologie à l’université d’Ankara, l’augmentation de la construction des mosquées et la réouverture des écoles d’imans et de prédicateurs (hatip). Cette nouvelle politique interne est alors justifiée par la volonté de contrebalancer le communisme par une réaffirmation de l’islam et du libéralisme économique. Cependant, ces deux décisions sont peu appréciées par les Kémalistes.
Pour la vieille garde, les Démocrates ont trahi la Révolution. Ces derniers deviennent alors une source d’inquiétudes, comme le montre cette déclaration de Menderes du 29 novembre 1954 : « Vous les députés, vous êtes tellement forts que vous pouvez même amender la Constitution et réinstaurer le califat » (9). Une telle énonciation publique, dans un milieu politique qui a grandi dans l’école de la laïcité, devient une accusation du régime et place ainsi le débat sur le pilori.
Le bilan de cette décennie s’avère décevant pour le pays. En effet, le pas en avant du libéralisme économique et le pas en arrière lié à la laïcité et au retour du religieux sont la manifestation de cette stagnation qui caractérise la Turquie des Démocrates. La violence des attaques entre CHP et DP (confiscations de terrain, amendes, nouvelle loi électorale, etc), la dérive autoritaire du pouvoir, la dégradation économique accentuée du pays et les atteintes aux grands principes du kémalisme (comme la laïcité ou encore la volonté de briser des liens corporatistes du cercle des officiers) ouvrent la voie à une intervention militaire visant le renversement des cadres Démocrates.
Dans un contexte de Guerre froide et de rattachement otanien, cette intervention semble avoir reçu l’aval des États-Unis.
Au début des années 1950, la politique étrangère du DP se caractérise comme « plus occidentale que l’Occident ». Au cours de cette décennie, Ankara devient très dépendante des intérêts américains au Moyen-Orient. Le Pentagon apprécie grandement le positionnement stratégique turc et l’inclut dans le système de défense américain en Europe (North Atlantic Treaty Organization - OTAN) et au Moyen-Orient (Central Treaty Organization - CenTo). Le lourd tribut humain payé par la Turquie en Corée accélère cette intégration.
Une cinquantaine de traités bilatéraux sont signés, notamment sur l’installation de bases américaines en Anatolie. Les membres du CHP critiquent ouvertement cette mesure comme une violation de la souveraineté ainsi que de la sécurité nationale turque. En arrière fond se dessine la peur d’un emploi des forces étrangères américaines positionnées en Turquie par Menderes pour conserver le pouvoir face à une défaite électorale.
Dans la perspective de détente avec l’URSS post-1953, Ankara assouplit ses relations avec Moscou. Cependant, Washington voit d’un très mauvais œil le rapprochement mené par Menderes, symbolisé par les rencontres entre Menderes et le secrétaire général soviétique Nikita Khrouchtchev, et ont laissé faire les colonels.
Pour la Mission militaire française, le risque d’un glissement à l’Est était réel : « Pour qui connaît la politique « en équilibre instable », menée par la Turquie, depuis une dizaine d’années surtout, en vue d’obtenir de chacun le maximum sans jamais accorder quoi que ce soit en compensation, il est permis de penser que les Turcs profiteront d’un incident avec les représentants des États-Unis pour faire des avances à Moscou » (10). Menderes laisse planer le doute mais n’hésite pas à faire connaître ses opinions pour faire chanter Washington. Depuis l’amorce de la Détente, l’Amérique ne place pas l’aide économique substantielle à la Turquie comme une priorité. Dans son rapport sur la situation politique turque en 1960, l’ambassadeur britannique Sir Bernard Burrows écrit « M. Menderes fut entendu à plusieurs occasions mentionner comment il était plus facile pour un État totalitaire comme la Russie de réaliser des mesures de développement économique en peu de temps » (11). Face à la crise économique interne, Moscou propose à Ankara une aide significative et des possibilités de crédit. De plus, en raison de son incapacité à gérer la crise à Chypre, Menderes fait de plus en plus peur aux Américains.
Cette crainte peut être résumée en une question : à une époque où Washington éprouve des réticences à devenir le soutien d’une économie turque en perte de vitesse, pourquoi la Turquie cherche-t-elle à adhérer à l’OTAN alors qu’en parallèle, elle va quémander des subsides à Moscou ? Pour les Américains, Adnan Menderes devient l’incarnation de l’allié de plus en plus incontrôlable et gênant pour la cohésion atlantique.
Le vent du changement commence à souffler violemment et les mises en garde d’Ismet Inönü aux Démocrates ne les arrêteront pas : « Si vous continuez sur cette voie, je ne pourrais pas vous sauver non plus. Quand les conditions sont réunies, le coup d’État est un droit légitime pour les peuples. Le coup d’État sera utilisé en tant que droit légitime » (12). Il est par ailleurs utile de noter que l’assise démocratique du parti octroyé entre 1954 et 1957 reposait sur des élections anticipées, c’est-à-dire « à la hussarde » (13).
Notes :
(1) BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Edition Tallandier, 2013, p. 403.
(2) GÖKTEPE Cihat, « 1960, Revolution in Turkey and The Bristish policy towards Turkey », in Turkish Yearbook of International Relations, 2000, n°30, p. 139-189.
(3) Idem.
(4) KAZANCIGIL Ali, « Du parti unique au pluripartisme », in Manière de voir, Le Monde diplomatique, n°132, décembre 2013 – janvier 2014, Turquie des Ottomans aux Islamistes, pp. 44-49.
(5) SAHINLER Menter, op. cit., p. 211.
(6) Interview de H. Bozarslan, réalisé le 7 juillet 2017 dans les locaux de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, Paris.
(7) BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, Edition La Découverte, 2007, p. 53.
(8) L’appel à la prière en turc est abandonné par Ismet Inönü et le CHP malgré une opposition des Démocrates installés au Parlement à l’époque. Le DP votera l’abolition de cette loi en 1950. Selon Menderes, cette loi sur l’appel à la prière en Turc est elle-même contraire à la laïcité car elle met en œuvre une ingérence de l’Etat dans les affaires du religieux. Cf. BOZARSLAN H., op. cit., p. 403. Et ZARCONE T., La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004, p. 156
(9) SAHINLER Menter, op. cit., p. 201.
(10) Service historique de la Défense (SHD-Vincennes), Bulletin de renseignement politique, n°21.1/M/1021/A.882/SD, 4 février 1948, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, op. cit.
(11) Foreign Office 371/160212, RK 1011/1, Burrows to FO (The Earl of Home), Ankara, 6 January 1961.
(12) Discours prononcé le 18 avril 1960 par Ismet Inönü alors leader de l’opposition menée par le CHP. Cf. SAYGILI Riza, op. cit., p. 133.
(13) BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, op. cit., p. 52.
Gilles Texier
Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.
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