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Alors que les violences ont embrasé le Proche-Orient tout au long du mois de mai, une vague de soutien à la cause palestinienne a traversé le Liban. Mais malgré cet élan de solidarité, les réfugiés palestiniens sont toujours marginalisés dans le pays. Depuis la fin de la guerre civile, leurs relations aux autorités libanaises se sont améliorées, mais leur situation socio-économique reste critique.
Des pancartes #SaveSheikhJarrah et « Free Palestine » qui inondent les rues, et les couleurs noir-vert-blanc et rouge dessinées sur des centaines de visages. La scène n’a pas lieu à Ramallah, Gaza city ou Jérusalem-Est, mais à Beyrouth. Le 18 mai dernier, à l’occasion de l’appel à la grève générale contre les frappes israéliennes à Gaza et les expulsions de familles palestiniennes à Jérusalem-Est, la capitale libanaise s’est habillée aux couleurs du drapeau palestinien. Lancée par le Haut Comité de suivi des intérêts arabes en Israël, soutenue par l’ensemble des partis et syndicats palestiniens, la journée de mobilisation a été largement suivie par les Palestiniens en Israël, dans les Territoires palestiniens et à l’étranger [1]. Dans le cortège beyrouthin, de nombreux Libanais étaient aussi présents. Depuis le début des violences à Jérusalem-Est, à Gaza et dans certaines villes israéliennes, le Liban, toujours officiellement en guerre avec Israël, se positionne en solidarité avec la cause palestinienne, affichant son soutien continu pour le « droit au retour » [2].
Bien sûr, le souvenir de la guerre civile (1975-1990) dans laquelle des milices libanaises et palestiniennes (entre autres) se sont affrontées, reste ancré dans les esprits. Surtout qu’au Liban, la douloureuse question mémorielle n’a jamais vraiment été réglée et la question palestinienne fait encore l’objet de clivages [3]. Une partie de la population, notamment chrétienne, juge les Palestiniens responsables de la guerre civile et conserve un regard méfiant vis-à-vis de leur présence et de leurs actions dans le pays. Ainsi, le 20 mai dernier, des partisans Forces libanaises (FL) ont attaqué un bus transportant des Libanais de Tripoli qui se rendaient à un rassemblement de soutien aux Palestiniens : « La vidéo d’un partisan des FL déchirant un drapeau palestinien a provoqué un vif émoi à Tripoli, une ville à majorité sunnite, et dans le reste du pays » [4] selon le journaliste RFI Paul Khalife.
Mais la nouvelle génération de Libanais, qui n’a pas connu la guerre civile, semble avoir renouvelé le rapport aux réfugiés palestiniens. La lutte contre la politique israélienne jugée oppressive semble faire écho (du moins pour les plus libéraux d’entre eux) à une lutte universelle contre les injustices, pour cette jeunesse qui a développé une conscience politique aigue pendant la Thawra, en octobre 2019. A l’époque, des dizaines de milliers de Libanais avaient manifesté contre la corruption de la classe dirigeante, l’inertie de l’Etat et l’absence de politiques de redistribution des richesses dans le pays. Dans les mois suivants, alors que la crise financière s’aggravait au Liban, et après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, les mêmes manifestants accusaient l’ensemble des dirigeants libanais d’être des criminels et des voleurs. Sur les réseaux sociaux, tout au long du mois de mai, de nombreux Libanais ont assimilé le soutien à la cause palestinienne au soutien pour la libération contre un système d’oppression institutionnalisé, en comparant parfois la condition des Palestiniens avec celle des Libanais.
La vague de solidarité qui s’est propagée dans les grandes villes libanaises et dans le sud marque un retour de la question palestinienne qu’on croyait oubliée. A la mi-août dernier, le président Michel Aoun avait évoqué l’éventualité d’une paix avec Israël lors d’une interview sur la chaîne française BFMTV [5]. Si la possibilité d’une normalisation avec l’Etat hébreu est toujours, jusqu’à aujourd’hui, taboue dans le pays, l’idée semblait avoir légèrement progressé depuis peu. Pour la population libanaise préoccupée par une crise financière dévastatrice et l’explosion du port de la capitale, la question palestinienne était devenue bien secondaire. La possibilité d’un rapprochement avec l’Etat hébreu paraissait de moins en moins impossible. Surtout après la vague de normalisation entre Israël et plusieurs pays arabes. Mais les dernières semaines ont montré que la cause palestinienne reste malgré tout un thème fédérateur et très sensible dans l’imaginaire politique d’une grande partie des Libanais. D’autant plus que la question palestinienne est mobilisée dans le discours de certaines formations politiques telle que le Hezbollah libanais.
Le même jour, le 18 mai dernier, au Sud-Liban, le long de la clôture de séparation avec Israël, la mobilisation prend d’autres tons. Le jaune et le vert ont envahi le paysage. Dans la localité libanaise d’Adaisseh, des dizaines de manifestants se rassemblent sur un espace en hauteur qui offre une visibilité sur l’ensemble de la région. Face à eux, au pied d’une colline, un mur de béton géant, identique à celui construit dans les Territoires palestiniens. De l’autre côté de la barrière, des soldats israéliens sont à l’affut. Planté sur le territoire libanais, un drapeau palestinien géant surplombe les manifestants. Il fait face au territoire du sud : Israël, considéré comme la Palestine de 1948 par l’ensemble des protestataires réunis ce 18 mai. Brusquement, une musique aux accents militaires raisonne. C’est le coup d’envoi pour la démonstration de force. Une poignée de manifestants dévale la colline en direction de la clôture frontalière. Ils escaladent le mur à l’aide d’une corde amenée pour l’occasion, et y installent des drapeaux : le drapeau palestinien, le drapeau libanais et le drapeau du Hezbollah.
Tout au long de la manifestation, une écrasante majorité de symboles, drapeaux, tee-shirt, logos, font référence au groupe libanais, quasi-maître du sud-Liban. Très peu à la Palestine. Malgré tout, la manifestation est calme, les organisateurs souhaitent clairement éviter tout débordement. Elle est à l’image de la position du Hezbollah ces dernières semaines : le groupe libanais se pose en défenseur de la cause palestinienne, mais il ne souhaite pas un nouveau conflit avec Israël. Selon le chercheur Daniel Meier, spécialiste du Sud-Liban, qui s’exprime pour Les clés du Moyen-Orient, « le Hezbollah tient un discours très militant sur la nécessité de récupérer Jérusalem, qui doit appartenir aux Arabes. Cela occupe un des centres clés de son discours depuis la création du groupe libanais. » Cependant, aujourd’hui, « il ne cherche pas la guerre avec Israël. »
Ces dernières semaines, plusieurs roquettes ont été lancées depuis le territoire libanais en direction de l’Etat hébreu, sans jamais être revendiquées. Elles auraient étaient tirées par des groupes palestiniens depuis des camps du sud, et non pas par le Hezbollah, comme le craignaient des analystes israéliens qui se penchaient sur le risque de l’ouverture d’un nouveau front au nord, en parallèle à la guerre à Gaza. Selon Daniel Meier, ces missiles sont « des roquettes de protestation, un message pour signaler que les réfugiés palestiniens sont présents. Mais elles sont principalement tombées dans la mer et elles n’ont pas fait de victimes. Elles n’ont pas été tirées pour créer des dommages, elles sont donc avant tout symboliques. »
Selon la presse locale, preuve qu’il ne souhaite pas une nouvelle guerre, le Hezbollah aurait cherché à calmer les tensions à la frontière ces dernières semaines, en filtrant certains manifestants qui souhaitent se rendre à proximité du mur. Le groupe libanais dispose certes d’un arsenal militaire impressionnant : « environ 150 000 engins balistiques, dont plusieurs milliers de missiles iraniens de précision Fateh-110 capables d’atteindre tout le territoire israélien, une dizaine de missiles Scud, des roquettes de fabrication locale, des armes anti-char, des drones, de l’artillerie ou encore des systèmes anti-aériens » [6] selon les informations de la CIA. Du côté des forces vives, il disposerait de 45 000 combattants équipés et entraînés, et 30 000 réservistes. Néanmoins, le Hezbollah souhaite avant tout se placer comme une force de dissuasion contre Israël et non pas se préparer à une nouvelle guerre. Et ce, malgré les frappes israéliennes régulières contre ses combattants et son armement en Syrie, où il combat activement aux côtés de Bachar al-Assad depuis 2013. Sa présence dans la guerre syrienne, la crise financière qui ravage le Liban, et une popularité en baisse auprès de la population libanaise, qui l’associe de plus en plus à la corruption endémique dans le pays : autant de raisons pour lesquelles le Hezbollah ne souhaite pas un nouveau conflit avec Israël. La dernière guerre, à l’été 2006, avait été une victoire pour l’image du groupe libanais dans la région. Mais elle avait aussi été dévastatrice sur le plan humanitaire avec plus de 1 000 civils libanais tués et des quartiers entiers détruits par les frappes israéliennes dans la banlieue sud de Beyrouth, que le groupe contrôle.
Par ailleurs, si le Hezbollah soutient la cause palestinienne et le principe de « droit au retour », il maintient une certaine distance avec les 174 422 réfugiés palestiniens [7] présents au Liban. En ce sens, le groupe libanais n’est pas différent du reste de la classe politique libanaise : soutien symbolique à la cause, coopération avec les représentants palestiniens (notamment pour les problématiques sécuritaires), mais pas de vraie volonté d’améliorer la situation humanitaire catastrophique dans les camps.
A l’été 2019, la colère éclate dans les camps palestiniens du Liban. Chaque vendredi, des centaines de Palestiniens protestent contre la décision du ministère libanais du Travail visant à réorganiser le fonctionnement de la main d’œuvre étrangère non déclarée. L’ébullition gagne le centre-ville de Beyrouth, place des Martyrs, où des milliers de Palestiniens protestent à la mi-septembre 2019 [8]. De telles mobilisations n’avaient pas eu lieu depuis 2010, année où les Palestiniens protestaient contre une loi similaire. Même si cette mesure sur l’emploi des étrangers concernait avant tout les Syriens, les Palestiniens réfugiés au Liban craignaient d’en subir les conséquences et de voir leur situation socio-économique déjà critique se dégrader un peu plus. Répartis entre 12 camps et 156 regroupements, 65% des réfugiés palestiniens vivent dans une situation de pauvreté [9] et plus de la moitié sont au chômage. En outre, 36 métiers leur demeurent interdits (dont les professions de médecin ou avocat notamment) et ils n’ont pas le droit d’acquérir une propriété au Liban (Dot-Pouillard et Kortam, 2017). D’autre part, les femmes libanaises qui épousent un réfugié palestinien ne peuvent pas donner la nationalité libanaise à leurs enfants, la question démographique entre les communautés étant toujours sensible au pays du cèdre.
Leur condition a néanmoins évolué depuis le milieu des années 2000 : « leur situation s’est améliorée » [10] selon Marie Kortam, chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO-Beyrouth) dont les travaux portent notamment sur les mouvements sociaux et sur les réfugiés palestiniens au Liban. D’abord en 2005, quand l’Etat libanais a ouvert un certain nombre d’emplois aux réfugiés, et surtout en 2006, « année de réouverture d’une représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth et de la création d’un Comité de dialogue libano-palestinien (CDLP) » [11] d’après Nicolas Dot-Pouillard.
Selon le chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO-Beyrouth), spécialiste de la question palestinienne, depuis 2006, Libanais et Palestiniens ont développé « une « rhétorique de l’officiel », où ils négocieraient à égalité les conditions de vie des réfugiés palestiniens » [12]. Le dialogue n’a pas toujours des effets concluants, mais il a le mérite d’exister, tantôt sous une forme institutionnelle (notamment avec l’armée libanaise pour les questions d’ordre sécuritaire) tantôt sous une forme non institutionnelle (lors de rencontres avec des représentants politiques libanais). Selon Nicolas Dot-Pouillard, les Palestiniens respectent aujourd’hui la souveraineté du Liban par une « neutralité affichée dans les conflits interlibanais d’une part, par l’absence de toute politique protestataire palestinienne [qui vise directement l’Etat libanais] d’autre part » [13].Par exemple, le Hamas (présent dans les camps, comme l’ensemble des formations politiques palestiniennes) a continué d’entretenir de bonnes relations avec le Hezbollah libanais, même après avoir retiré son soutien à Bachar al-Assad (pourtant allié du Hezbollah) aux prémices de la guerre en Syrie en 2011.
D’un autre côté, l’Etat libanais soutient le principe du « droit au retour » et ne se mêle pas, en principe, de ce qui se passe dans les camps, dans lesquels l’armée libanaise ne peut pas entrer. La sécurité à l’intérieur des camps doit être assurée par les autorités palestiniennes. Ces formes de dialogue installées entre Libanais et Palestiniens à partir du milieu des années 2000 marquent une nouvelle page dans leurs relations post guerre civile libanaise.
Mais la situation humanitaire reste dramatique pour les Palestiniens. Selon l’UNRWA [14], « la pauvreté, la précarité et le chômage, mélangés à une absence totale de perspectives politiques pour les réfugiés palestiniens du Liban, sont des facteurs d’insécurité sociale » [15]. Une précarité renforcée depuis le début de la guerre en Syrie, avec l’afflux de réfugiés au Liban [16] couplé avec une aide humanitaire qui a tardé à suivre. Par exemple, le camp Burj el-Barajné situé dans la banlieue sud de Beyrouth était conçu pour accueillir 5 000 personnes sur un kilomètre carré. Il en abrite aujourd’hui plus de 50 000.
En somme, il n’existe pas de volonté de la part des dirigeants libanais d’intégrer les réfugiés palestiniens et les leaders palestiniens ne demandent d’ailleurs pas l’intégration à la nation libanaise, car cela remettrait en question le droit au retour. Mais l’ensemble des Palestiniens – leaders inclus – déplorent la marginalisation socio-économique et demandent une meilleure intégration dans la sphère du travail. Mais à l’heure où le Liban est frappé par une crise financière majeure, il semble difficile d’envisager une amélioration des conditions de vie pour les réfugiés palestiniens.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Notes
[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/19/de-jaffa-a-ramallah-jour-de-colere-et-d-unite-palestinienne_6080747_3210.html
[3] https://www.lorientlejour.com/article/1262571/au-liban-la-cause-palestinienne-fait-ressurgir-les-demons-dhier.html
[4] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/liban-hezbollah-guerre-gaza-palestine-jihad-islamique
[6] https://www.franceinter.fr/monde/israel-palestine-pourquoi-le-hezbollah-libanais-devrait-rester-en-retrait
[7] Recensement réalisé en 2017 par le Comité de dialogue libano-palestinien. Ils seraient 192 000 réfugiés au total, en comptant les 17,706 réfugiés palestiniens venus de Syrie depuis le début du conflit en 2011.
[8] https://www.lorientlejour.com/article/1186215/-accordez-nous-lasile-humanitaire-collectif-lancent-des-milliers-de-palestiniens.html
[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-le-Docteur-Marie-Kortam-A-l-occasion-des-manifestations.html
[14] Agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens.
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