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Le « choc mongol » est l’un des moments les plus importants de l’histoire de l’Orient médiéval : l’irruption au Moyen-Orient de ces guerriers venus de l’est, conquérants de la Chine et de l’Asie centrale qui mettent à bas le califat abbasside et menacent aussi bien les Arabes que les États latins d’Orient, provoque en effet une guerre violente qui mènera à la redéfinition de tout l’espace moyen-oriental.
Lorsque les Mongols arrivent au Moyen-Orient, au milieu du XIIIe siècle, le califat abbasside de Bagdad a déjà largement amorcé sa phase de déclin. Le pouvoir politique réel n’est plus exercé par le calife depuis trois siècles, et le renversement des Fatimides par Saladin au XIe siècle a transféré de facto le siège du pouvoir musulman au Caire ; la logique de subordination que conservent les sultans par rapport à Bagdad n’a guère lieu d’être ailleurs que sur le plan moral et religieux. Toutefois, le pouvoir sultanien lui-même s’étiole depuis quelques années, avec le rôle de plus en plus important des émirs au niveau local et le maintien des sultanats d’Alep et de Damas. Il se trouve particulièrement mis en péril au moment où les Mongols arrivent au Moyen-Orient, puisque ces années coïncident avec le lancement de la septième croisade – celle de Saint Louis, qui marche sur Le Caire en 1250.
Dans ce contexte troublé, les Mongols occupent une place à part. Ni musulmans, ni chrétiens, ils ne sont pas partie prenante de l’affrontement qui se joue en Orient depuis plus de deux siècles et n’y arrivent que dans une logique de conquête territoriale et militaire, celle de Gengis Khan. Désignés par les musulmans sous le nom de Tatares, ils sont une grande confédération tribale dominée depuis 1206 par Temüjin ; le nom choisi par ce dernier lorsqu’il prend le pouvoir, « Gengis Khan », qui signifie « le Maître universel », témoigne de la logique impériale et conquérante dans laquelle il se place, et qu’il parvient à réaliser en constituant un empire unifié, de la Chine du Nord aux régions musulmanes d’Asie centrale. À sa mort, en 1236, son empire est divisé en khanats dont le plus important est celui de Chine, dirigé par le grand khan Möngke. À l’Ouest, c’est Hülegü, petit-fils de Gengis Khan et frère de Möngke, qui reprend à son compte la logique de conquête territoriale et lance ses troupes à l’assaut des États musulmans du Moyen-Orient.
L’attaque du prince Hülegü est foudroyante. Chargé par Möngke en 1255 d’établir la domination mongole de l’Oxus [1] à l’Égypte, il conquiert le sud de l’Iran, fait capituler les Assassins qui lui livrent leur forteresse d’Alamut, réputée imprenable, et se dirige vers Bagdad qu’il prend le 10 février 1258, ce qui lui assure le contrôle de l’Irak. Il tue le calife abbasside et la majeure partie de sa famille et de sa cour [2], détruisant ainsi le symbole de l’unité du monde musulman et l’autorité religieuse suprême. Depuis Bagdad, il étend sa domination à la Syrie musulmane, qui appartient alors aux Mamelouks d’Égypte. Conformément aux injonctions de son frère, il tourne ensuite son regard en direction du Caire - nous sommes alors en 1259 - mais sa conquête est interrompue par la mort de Möngke, qui provoque une querelle de succession et le retrait d’une grande partie de l’armée mongole. Hülegü laisse en Syrie le gouverneur Kerbogha, qui dispose d’effectifs limités. C’est lui qui devra faire face à la contre-attaque égyptienne : les Mamelouks concluent une trêve avec les Francs et passent par les États latins du Levant pour affronter les Mongols à ‘Ayn Jâhût, le 3 septembre 1260. La défaite des Mongols marque la reconquête de la Syrie par les Mamelouks, et la définition d’une ligne de frontière claire, sur le tracé du Tigre.
L’irruption mongole au Moyen-Orient est perçue, par les musulmans comme par les chrétiens, comme un véritable choc, ce qui s’explique moins par la brutalité – réelle – de l’attaque que par le peu de contacts qui existaient entre les deux mondes. L’apparition soudaine de ces guerriers venus des steppes asiatiques réveille les vieux mythes, en particulier celui, hérité d’Alexandre le Grand, des peuples de Gog et de Magog censés exister aux extrémités de la terre et qui devaient envahir le monde en détruisant toute civilisation. C’est pourquoi l’attaque mongole est perçue de manière essentiellement eschatologique, comme une sorte de « fin du monde » qu’il s’agirait à tout prix d’éviter. À cela s’ajoute, pour les Latins, l’ancien mythe du prêtre Jean : ce missionnaire (dont l’existence n’est pas avérée) aurait annoncé l’existence, aux confins du monde connu, d’un grand royaume chrétien qui finirait par venir s’unir à la chrétienté occidentale pour mettre fin à l’islam et faire advenir la fin des temps. Ce mythe est alimenté par l’influence du christianisme nestorien dans la spiritualité mongole, où les chrétiens d’Occident voient un moyen de conversion et de rapprochement politique. Des rapprochements s’étaient déjà esquissés à la fin des années 1240, et Louis IX avait cherché, en 1254, à former une alliance avec Möngke [3]. L’Arménie, royaume chrétien placé sous domination mongole depuis 1247, avait été assurée du soutien des Mongols au christianisme – soutien vérifié lors de la prise de Bagdad par Hülegü, qui y favorise clairement l’élément chrétien alors qu’il se montre beaucoup plus dur avec les musulmans – par exemple, il donne l’un des anciens palais du calife au patriarche de l’Église nestorienne. Les enjeux sont donc multiples : politiques et militaires, bien sûr, mais aussi religieux. Toutefois, la victoire des Mamelouks met fin au rêve franc de faire disparaître l’islam avec l’aide des Mongols, et rétablit la domination musulmane sur la Syrie.
L’attaque mongole, vécue comme un choc et presque comme un traumatisme, a pourtant des conséquences importantes, même après la victoire mamelouke de ‘Ayn Jâhût. Réveillant, conjointement avec la croisade de Louis IX, la nécessité d’assurer la protection des musulmans qui se trouvent soudain directement menacés, elle fait renaître l’ambition impériale qui est celle de l’Islam depuis ses débuts. De plus, la destruction du califat abbasside fait disparaître le symbole de l’unité du monde musulman moyen-oriental et rend plus évidente la localisation du pouvoir, à l’œuvre depuis plusieurs décennies : face au poids des émirs et à la création de potentats locaux, les Mamelouks d’Égypte imposent un État fort, centralisé et organisé, qu’ils légitiment par la caution des survivants abbassides. Ce sultanat, qui se crée face à la menace franque et trouve sa légitimité politique dans la victoire militaire de ‘Ayn Jâhût face aux Mongols, durera presque trois siècles. Dans le même temps, Hülegü fonde une dynastie mongole sur les territoires islamiques qu’il a conquis, de l’Iran à l’Anatolie : cette dynastie des Ikhânides, alliée aux grands khâns de Chine, établit la pax mongolica et permet l’ouverture des routes terrestres de la soie. Face à ces deux pouvoirs impériaux, les principautés franques du Levant, déjà en position difficile, ne se maintiennent guère longtemps : les assauts répétés du sultanat mamelouk, qui s’est fait le défenseur en titre de l’islam sunnite, finissent par les mettre définitivement à bas en 1291.
L’attaque mongole est donc bien un choc, qui provoque une réorganisation politique globale au Moyen-Orient et ranime l’ambition impériale de l’Islam, étiolée par des décennies de désorganisation. Cette reconfiguration générale de l’espace moyen-oriental permet aussi l’émergence, au début du XIVe siècle, des tribus turcomanes qui donneront naissance à l’Empire ottoman, héritier lui-même du modèle impérial revivifié. En mettant fin, indirectement, à la présence franque au Levant et en permettant la mise en place du sultanat mamelouk, le choc mongol ouvre une nouvelle période de l’histoire du Moyen-Orient.
Bibliographie :
– Françoise Aubin et Vadime Elisseeff, « Mongolie, histoire », Encyclopédie Universalis.
– René Grousset, L’Épopée des croisades, Éditions Perrin, Paris, 1995, 321 pages.
– René Grousset, L’Empire des steppes – Attila, Gengis Khan, Tamerlan, Éditions Payot, Paris, 2001, 656 pages.
– Éric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] L’Oxus est le fleuve qui donne son nom à la région de Transoxiane, située au nord de l’Iran et sous domination mongole depuis Gengis Khan. Elle est le point de départ de l’attaque d’Hülegü.
[2] Les derniers Abbassides se réfugient au Caire, où ils serviront de caution religieuse légitimant le pouvoir mamelouk.
[3] Voir René Grousset, « Saint Louis et les alliances orientales », in L’Épopée des croisades.
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