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La Berlinale, dont la 67e édition s’est achevée le 19 février, a mis à l’honneur cette année le cinéaste marocain Ahmed Bouanani, dans un programme intégralement consacré au cinéma marocain, intitulé « Autour de Bouanani. Un autre cinéma marocain ». Ce programme exceptionnel a permis aux spectateurs du festival de découvrir des images parfois presque inédites, jamais représentées depuis la première diffusion. Une chance inouïe pour les cinéphiles, pour lesquels Ahmed Bouanani restait pour la plupart un « illustre inconnu », comme le confesse elle-même sa fille, Touda Bouanani, dans une vidéo qu’elle lui a consacrée (Fragments de mémoire) (1). Retour sur un œuvre essentielle de l’histoire du cinéma marocain.
Décédé en 2011, Ahmed Bouanani était une figure de l’intelligentsia marocaine aux lendemains du protectorat. Également écrivain de langue française et dessinateur, c’est en tant que cinéaste qu’il fut salué à Berlin pour cette 67e édition de la traditionnelle Berlinale organisée cette année du 9 au 19 février 2017. Considéré comme un cinéaste pionnier pour l’histoire culturelle marocaine, Ahmed Bouanani n’a pourtant pu réaliser dans sa carrière qu’un seul long-métrage signé de son nom et quelques courts-métrages. Il eut une formation de cinéaste, qu’il suivit au prestigieux IDHEC (Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancienne FÉMIS) de 1961 à 1963. Il décida de rentrer travailler au Maroc et entra à la fin des années 1960 au Centre Cinématographique Marocain (CCM). Le CCM avait été créé en 1944, dans le but de produire et de diffuser les nouvelles du jour dans les salles de cinéma. Après l’indépendance, avec l’établissement d’une télévision marocaine nationale dans les années 1970, le CCM eut pour vocation d’en générer du contenu. Ahmed Bouanani y réalisa ou participa à la réalisation d’une série de courts-métrages documentaires. Cependant, il se confronta rapidement à une censure institutionnelle qui, dans les années 1970, allait croissante, réprimant particulièrement l’expression artistique (2). Pour lui et certains de ses collègues (Mohamed Afifi, Abdelmajid R’chich, Mohamed Aberrahmane Tazi) qui concevaient en effet la réalisation filmique comme un art, et non comme un simple média, la conception très encadrée du CCM pour la production de films apparaissait comme un véritable frein. L’audace de ces cinéastes donna néanmoins naissance à de captivants documents (notamment de puissantes images de la vie du port de Casablanca dans De chair et d’acier (Men Lahm wa Salb, 1967) et de la reconstruction de la ville d’Agadir dans Retour à Agadir (Al-‘Awdah li Agadir, 1967) filmées par Mohamed Afifi, ou l’étude étonnante d’une journée à Casablanca capturée entre six heures et midi par Ahmed Bouanani dans Six et douze (Sitta wa Thaniat ‘Achar, 1968)), mais leur liberté de ton inquiétait aussi la direction du CCM, qui ne laissait pas à Bouanani ni aux autres la liberté de leur pleine créativité.
Nourri par des envies de renouveau dans la production et la création cinématographique marocaine, Ahmed Bouanani décida de s’affranchir des institutions. En compagnie de Mohamed Aberrahmane Tazi et Hamid Benani, il fonda à la fin des années 1960 le collectif indépendant Sigma 3. Le principe : une création collective, avec pour objectif la réalisation d’un film pour chacun des réalisateurs associés (Bouanani, Benani, Tazi). Il s’agissait de la « première SARL indépendante et seule SARL collective du cinéma marocain » (3). Toutefois, le collectif a été dissous après la réalisation de Traces (Wechma, 1970), signé Hamid Benani et pour lequel Bouanani est crédité comme monteur.
On compte à l’actif d’Ahmed Bouanani cinq films signés de son nom : Tarfaya ou la marche d’un poète (Tarfaya aw Masseerat Sha’er, réalisé avec Mohamed Abderrahman Tazi, fiction, 1966, 20 minutes), Six et douze (Sitta a Thaniat’ Ashar, réalisé avec Mohamed Abderrahmane Tazi et Abdelmajid Rechiche, documentaire, 1968, 18 minutes) (4), Mémoire 14 (Thakirah Arba’at Ashar, documentaire, 1971, 24 minutes), Les Quatre Sources (Al-Manabe’ al-Arba’a, fiction, 1978, 37 minutes) et enfin un long-métrage, Le Mirage (Al-Sarab, fiction, 1979, 100 minutes) qui fit sa notoriété – il est en effet aujourd’hui considéré comme « une date marquante dans le cinéma marocain » (5) par les spécialistes du sujet. Une filmographie écourtée par les pressions de la censure, qui s’opposait à son travail dès la fin des années 1960 « quand il est fiché communiste et interdit de réalisation par le directeur du CCM » (6) alors qu’il n’avait jamais appartenu à aucun parti, selon la chercheure Marie Pierre-Bouthier, qui y consacre ses recherches (7). Lors de la disparition du cinéaste en 2011, il fallut l’énergie de sa femme et de sa fille Touda et celle du documentariste Ali Essafi pour garder à flots la connaissance des œuvres de cet artiste écarté de l’histoire officielle, mais dont on reconnaît pourtant l’importance à l’origine d’un renouveau formel dans le cinéma marocain de la post-indépendance. Attaché à la culture marocaine et à ses coutumes, son travail cinématographique avait d’abord cherché à « rétablir la continuité culturelle avec le Maroc précolonial » (8) afin de pérenniser cette tradition orale et visuelle qui faisait l’authenticité de l’identité marocaine. Une identité complexe, par laquelle Bouanani tenait à dépasser le folklore pour saisir surtout la mémoire d’un pays blessé par le protectorat – celle-là même que les autorités écartaient en adoubant des propositions cinématographiques plus divertissantes.
La carrière d’Ahmed Bouanani fut ainsi celle d’un "poète maudit". En 1968, il est écarté de la campagne de promotion du projet collectif Six et douze, auquel il a participé en qualité de réalisateur ; en 1971, son projet de long-métrage Mémoire 14, initialement d’une durée de deux heures dix-huit minutes est réduit par la censure à un format de 24 minutes. Le projet de Mémoire 14 était trop sensible, réalisé avec un montage d’images d’archives conservées au CCM, sur l’histoire du pays. En plus du sort malheureux de ces deux films signés de son nom, Ahmed Bouanani déplorait l’injustice faite par Hamid Benani, responsable de la dissolution du collectif Sygma 3 après la réalisation de Wechma. Interrogé dans le documentaire En quête de la Septième Porte – Obour al-Bab Assab‘a (2017), réalisé par Ali Essafi et dont le titre rend hommage à une histoire du cinéma marocain, La Septième porte, écrite par Bouanani en 1986 (pour sa première version) et prochainement publiée -, Ahmed Bouanani revendique la paternité de ce film, qu’il s’est trouvé, dit-il, en charge de réaliser dans sa majeure partie, au sein du collectif Sygma 3. Projeté dans le cadre du programme « Autour de Bouanani. Un autre cinéma », la Berlinale a rendu justice à Bouanani en présentant cette œuvre comme celle du collectif Sygma 3 avant d’être celle de Hamid Benani – réparant ainsi le préjudice de 1970, lorsque cette même Berlinale sélectionnait le film d’un réalisateur, Hamid Benani (9). Le film d’Ali Essafi utilise également des extraits de Wechma pour son travail biographique sur Bouanani, en considérant ce film comme celui d’Ahmed Bouanani.
Le programme consacré à Bouanani proposé par les équipes organisatrices du panel « Forum/Forum expanded » de la Berlinale 2017 est riche et varié. En effet, outre les cinq films que compte la filmographie d’Ahmed Bouanani ainsi que la programmation de Wechma signé Hamid Benani, le cycle propose un éclairage plus large sur le cinéma marocain post-indépendance ; ainsi pouvait-on visionner, aux côtés de la filmographie de Bouanani, des films fondamentaux de l’histoire du cinéma marocain, à l’exemple de Oh les jours ! (Alyam, alyam, fiction, 1978, 87 minutes) d’Ahmed el-Maanouni, Le Barbier des quartiers pauvres (Hallaq Darb al-Fuqara’, fiction, 1982, 110 minutes) ainsi que des courts-métrages De chair et d’acier (Men Lahm wa Salb, Mohamed Afifi, 1959, 15 minutes), Retour à Agadir (Al-‘Awdah li Agadir, Mohamed Afifi, 1967, 12 minutes) et du très rare Brillant (Al-Boraq, Abdelmajid R’chich, 1972, 27 minutes).
Le documentaire d’Ali Essafi, En quête de la septième porte, fut aussi projeté en première mondiale. Résultat d’un long travail de plus de sept ans, né d’une volonté de la part du réalisateur (lui aussi marocain) de retrouver ses maîtres historiques, ce film offre un panorama riche et documenté sur la vie créative d’Ahmad Bouanani. On y voit l’homme et ses multiples facettes : Ali Essafi avait eu la chance de pouvoir le rencontrer avant sa mort, et de l’interroger, tant sur sa pratique que sur son travail. Des films de famille et de nombreux extraits des films – mais aussi des romans et des poèmes – réalisés par Bouanani lui-même, permettent de rendre hommage à un grand homme de culture. Ce film ouvre aussi une porte vers la production de Bouanani, programmée à la suite de cette projection durant toute la semaine du festival. Ainsi pouvait-on voir le fameux Traces (Wechma), signé par le collectif Sigma 3, qui raconte l’histoire d’un jeune orphelin adopté dont on suit le cheminement incertain jusqu’à l’âge adulte. Réalisé en 1970, ce film est un film pionner dans l’histoire du cinéma marocain, qu’il renouvelle tant dans la forme, au symbolisme qui confine parfois au fantastique, qu’au niveau de la structure narrative, dont il dépasse les conventions. Ce film fut donc le premier et le seul du collectif Sygma 3, qui devait produire à la suite de Wechma le film de Bouanani, Le Mirage (Al-Sarab). Al-Sarab existe, mais Bouanani n’a pu le réaliser que neuf ans plus tard. Ce film aussi fit date dans l’histoire du cinéma – un film courageux, en noir et blanc, à l’époque où s’imposait la couleur, porté par une poétique désarmante. La logique narrative du film, là encore loin des conventions traditionnelles, est parsemée d’éclats oniriques qui influencèrent immanquablement des générations de cinéastes marocains (10). Bouanani présente son film ainsi : « un homme découvre de l’argent dans un sac de farine. C’est le début de la fable qui se situe entre hier et demain : entre le silence et le cri, et qui s’achève comme une désillusion. Dans ce monde carte-postale où tout est prétexte à rire, ou peut-être à réfléchir. Mais il ne faut pas réfléchir à la manière des miroirs » (11). L’essentiel tient dans ces trois lignes de prose.
En complément de ces longs-métrages, le programme proposait la projection de ses courts-métrages, la plupart réalisés pour le compte du CCM. Son tout premier film, Tarafaya ou la marche d’un poète (Tarafaya aw Masseerat Sha’er) est un documentaire dans lequel Bouanani suit un homme de Tarafaya parti à la recherche d’un grand poète marocain auprès duquel il souhaite apprendre la sagesse, la musique et la poésie. Six et douze (Sitta wa Thaniat ‘Acahr) suit pour sa part le rythme de Casablanca durant les six premières heures de la journée. Le montage de 24 minutes de Mémoire 14 offre enfin au spectateur une composition extraordinaire d’images d’archives, illustration historique du Maroc du protectorat. Seul Les Quatre sources (al-Manabe’ al-Arba’a) est en couleur : conte fantastique réalisé avec un tout petit budget, il raconte la fable poétique d’un homme qui part trouver un sage dans les montagnes après l’incendie de son village et la mort de sa mère.
Le programme « Autour de Bouanani. Un autre cinéma marocain » a offert l’accès à un large public de cinéphiles à une cinématographie passeuse de patrimoine et constructrice de mémoire, pleinement imprégnée de la culture et de l’histoire du Maroc. Une filmographie que des initiatives comme le film En quête de la septième porte d’Ali Essafi continuent de porter, et qui mérite d’être plus largement reconnue comme ayant été une pierre fondatrice de ce cinéma marocain nouveau, né après l’indépendance.
Notes :
(1) Voir Marie Pierre-Bouthier, « Hommage à Ahmed Bouanani (Paris, 12-13 décembre 2015) », Diffractions cinématographiques, http://www.diffractions-cinematographiques.com/2015/12/hommage-a-ahmed-bouanani-paris-12-13-decembre-2015/
(2) Les années 1970 marquent le début des “années de plomb” (1970-1999) au Maroc, qui correspondent à une période marquée par une forte répression contre les opposants politiques. Sur ce sujet, voir Bernard Lugan, « Le temps des crises », dans Histoire du Maroc : Des origines à nos jours, Ellipses, 2011.
(3) Marie Pierre-Bouthier, op. cit.
(4) On trouve le film Six et douze en ligne sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=nyJvFu7SOjw
(5) Voir la présentation de l’ « Hommage à Ahmad Bouanani. Ciénaste, monteur, poète et penseur du cinéma marocain » organisé en 2015 par le Maghreb des Films : http://www.maghrebdesfilms.fr/hommage-a-ahmed-bouanani.html
(6) Marie Pierre-Bouthier, op. cit.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Le film Wechma (Traces) est également accessible sur YouTube en intégralité : https://www.youtube.com/watch?v=4htg3P8faOo
(10) Voir Christoph Terhechte, critique de Al-Sarab dans le programme « Forum/Forum expanded » de la 67e édition de la Berlinale (9-19 février 2017).
(11) Présentation du film Le Mirage (Al-Sarab) sur la page du Maghreb des Film : http://www.maghrebdesfilms.fr/mirage-le.html
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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