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De la Syrie à la Libye, la Turquie sur tous les fronts : résumé et analyse. Première partie : en Syrie, un statu quo défavorable aux Kurdes syriens

Par Emile Bouvier
Publié le 23/01/2020 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Une situation militaire instable dénoncée par l’AANES

L’Administration autonome du nord-est syrien (AANES), entité politique de gouvernement des territoires kurdes syriens du Rojava, le répète régulièrement : les forces armées turques et leurs mercenaires de la mal-nommée « Armée nationale syrienne » (ANS) enfreignent très régulièrement le cessez-le-feu. Pour la deuxième semaine de janvier 2020 par exemple, les Forces démocratiques syriennes (FDS) (3) ont comptabilisé trois enfreintes au cessez-le-feu : une frappe de drone le 9 janvier ayant tué un civil et un membre des Asayish, un bombardement au mortier des villes d’Arrida, Shorba Nisj et Qazali les 10 et 11 janvier, et, enfin, des tirs de roquettes sur le village de Dugir le 12 janvier ayant tué un civil et un membre des FDS.

Pourtant, pour rappel, plusieurs accords de cessez-le-feu ont émaillé l’offensive turque « Source de paix » lancée le 9 octobre 2019 en territoire syrien, en ciblant prioritairement les villes de Tall Abyad et Ras-al Ayn. Un premier accord avait été conclu entre les Etats-Unis et la Turquie et stipulait que les forces armées turques et leurs alliés suspendraient leurs opérations durant une période de cinq jours, au terme desquels les FDS devaient avoir évacué une bande frontalière profonde de trente kilomètres ; sans quoi, Ankara reprendrait son offensive. Le deuxième accord prenait la suite immédiate du premier : le 22 octobre, soit le dernier jour de l’accord américano-turc, le Président turc convenait, avec son homologue russe Vladimir Poutine, d’établir un nouveau cessez-le-feu. Celui-ci conditionnait à nouveau son respect au retrait des forces kurdes du nord-est syrien ; en outre, des patrouilles russo-turques devaient garantir la sécurité dans les zones nouvellement délaissées par les FDS.

Le 24 octobre, la présidence turque annonçait la fin des opérations militaires en Syrie, tout en menaçant de les reprendre aussitôt qu’une menace « terroriste » (autrement dit, « kurde », selon la vision d’Ankara) serait détectée dans le nord-est syrien. S’appuyant sur ce dernier avertissement, la Turquie a ainsi, à plusieurs reprises, enfreint les différents cessez-le-feu au respect desquels elle s’était pourtant engagée. Les forces armées turques elles-mêmes n’ont, toutefois, que rarement enfreint les cessez-le-feu ; ses proxy, incarnés par les groupes armés composant l’ANS l’ont presque systématiquement fait à sa place. Les ONG et de hauts responsables diplomatiques de diverses nationalités ont d’ailleurs dénoncé les atteintes régulières aux Droits de l’Homme et au droit de la guerre commises par ces mercenaires d’Ankara (4).

Malgré les succès diplomatiques de la Turquie ayant permis au Président turc de lancer l’opération « Source de Paix », cette dernière s’avère un succès en forte demi-teinte : non seulement la zone conquise n’est pas aussi spacieuse qu’escomptée pour reloger les 3,6 millions de réfugiés actuellement présents sur le sol turc, mais le nombre de réfugiés en Turquie s’est même accru de plusieurs milliers, ces derniers ayant cherché à fuir les combats opposant les forces armées turques aux combattants des FDS (5). En effet, la Turquie espérait sécuriser une bande frontalière profonde d’une trentaine de kilomètres entre Ras al Ayn et Tall Abyad ; elle ne l’est finalement que d’une vingtaine. De plus, les réfugiés syriens présents en territoire turc ne se montrent que très peu enthousiastes face au projet de relocalisation qu’Ankara leur impose dans le nord-est syrien : essentiellement d’ethnie arabe, ces réfugiés refusent d’être relogés de force dans les territoires à majorité kurde que sont ceux du nord-est syrien. De nombreux cas de violences policières à l’encontre de réfugiés syriens refusant d’être contraints d’aller dans la zone-tampon turque au Rojava ont ainsi été documentés par les ONG présentes en Turquie (6).

La situation militaire dans le nord-est syrien s’enfonce ainsi dans un certain statu quo : malgré les tentatives répétées de percée ou de saisie opportune de villages par les mercenaires syriens d’Ankara, notamment dans les secteurs d’Aïn-Issa et Tall Tamr, la ligne de front kurde tient bon. Cette dernière est d’ailleurs renforcée d’éléments syriens restés fidèles au régime de Bachar el-Assad et que l’AANES avait appelé à l’aide contre les Turcs, moyennant le retour dans le giron syrien de plusieurs axes et villes stratégiques, à l’instar de Raqqa, Qamishli ou encore de l’autoroute M4, qui borde par le sud la zone d’opérations « Source de Paix ». Les vastes opérations militaires du mois d’octobre 2019 semblent donc bel et bien terminées, malgré les actions de harcèlement militaire brisant régulièrement le cessez-le-feu et que dénoncent tout aussi fréquemment les Kurdes syriens (7). Des patrouilles russo-turques sont régulièrement conduites le long de la frontière et subissent désormais systématiquement des jets de pierre et autres projectiles (fruits, légumes, chaussures, etc.) de la part des populations civiles kurdes.

Pendant que le statu quo s’installe, Ankara s’emploie à établir dans les territoires nouvellement conquis une administration qui lui soit favorable, tout en les exploitant économiquement à son avantage et en y instaurant une arabisation résolue.

La Turquie en territoire kurde syrien, entre exploitation économique et arabisation à marche forcée

La présidence turque ne s’en est pas cachée : l’opération « Source de Paix », tout comme « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016) et « Rameau d’Olivier » (janvier 2018) avant elle, avait pour but explicite de créer une « zone de sécurité » faisant office de glacis protecteur pour la Turquie vis-à-vis des populations kurdes. Cette bande frontalière devait relier les zones d’opérations à l’ouest (canton d’Afrin pour « Rameau d’Olivier » et Azaz/Al-Bab pour « Bouclier de l’Euphrate », dans le nord-ouest syrien) à celles à l’est, en Irak, où la Turquie mène depuis le mois de mai 2019 une autre offensive contre le PKK, l’opération « Griffe ».

Les modalités de mise en œuvre de cette zone tampon se sont avérées, elles, moins explicites. En effet, comme de nombreuses ONG ont pu le dénoncer à Afrin, la Turquie et l’ANS s’emploient à remplacer les populations kurdes par des populations arabes, qu’il s’agisse des réfugiés syriens résidant du côté turc de la frontière ou bien, plus simplement encore, des mercenaires syriens eux-mêmes et leur famille (8). Ce bouleversement démographique se traduit par de fréquentes expropriations et par des actes commis à l’encontre des populations kurdes locales. Un grand nombre de Kurdes ayant fui les combats au moment des opérations turques et ayant essayé de revenir chez eux ont par ailleurs retrouvé leur foyer occupé par de nouveaux occupants, Arabes cette fois, quand ils n’ont pas été empêchés de revenir en territoire kurde, comme cela a été également documenté par plusieurs ONG (9). Concomitamment à ces mutations démographiques, la Turquie arabise les territoires en reconstruisant des écoles où la langue kurde (10) n’est plus enseignée, par exemple.

Plusieurs rapports font également état d’une exploitation par la Turquie des territoires sous son contrôle. Le nord-est syrien est en effet le « grenier à blé » de la Syrie, selon l’expression consacrée des géographes ; ses territoires se montrent ainsi particulièrement riches en produits agricoles. De nombreuses photos ainsi que des témoignages, régulièrement avancés par les Kurdes ou la presse (11), mettent en évidence les trajets réguliers de camions turcs, chargés de blé syrien et escortés de véhicules blindés, se dirigeant du nord-est syrien vers la Turquie. Un document de l’autorité des marchés publics turcs viendrait abonder en ce sens : celui-ci vise en effet à trouver un prestataire capable de « transporter 2000 tonnes de céréales de Tall Abyad vers les installations de stockage de l’Office turc des céréales (TMO) à Urfa d’ici le 30 juin 2020 ». La société de fret international turque Öz-Duy aurait remporté le contrat (12).

Le temps joue donc contre les Kurdes syriens, qui dénoncent l’exploitation économique de leur territoire par la Turquie mais, surtout, ce qu’ils dénoncent comme étant un « génocide culturel » de la part d’Ankara à l’encontre du Rojava (13).

Ce statu quo sied particulièrement à la présidence turque, qui peut désormais tourner son regard bien plus à l’ouest : la Libye. Afin de maintenir son contrôle sur la zone d’opérations « Source de Paix » et envisager une intervention militaire à moindre coût en Libye, Ankara aurait proposé à ses mercenaires syriens la nationalité turque s’ils acceptaient un déploiement de six mois en Libye ou d’un an en Syrie (14). Plusieurs commandants de l’ANS combattant dans les rangs turcs dès les opérations « Bouclier de l’Euphrate » et « Rameau d’Olivier » l’auraient déjà reçue (15).

Le front syrien stabilisé, Ankara a donc annoncé souhaiter s’impliquer militairement dans le bourbier libyen ; les tenants et aboutissants de cette intervention sont l’objet de la deuxième partie de cet article.

Notes :
(1) http://www.rfi.fr/afrique/20200102-intervenir-libye-enjeu-regional-erdogan
(2) Le Rojava est la dénomination kurde des territoires kurdes situés en Syrie ; initialement géographique, le terme recouvre désormais une signification éminemment politique et désigne en grande partie les territoires gouvernés par l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES).
(3) Pour rappel, les Forces démocratiques syriennes désignent une vaste alliance ethniquement hétérogènes de groupes armés syriens dominée, dans les faits, par les Unités de protection du peuple (YPG), bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD), lui-même l’excroissance syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement révolutionnaire kurde d’obédience confédéraliste-démocratique.
(4) Cf. par exemple http://sn4hr.org/blog/2019/12/05/54543/
(5) https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/displacement-and-despair-turkish-invasion-northeast-syria
(6) Cf. par exemple le rapport d’Amnesty International à ce sujet https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/1102/2019/en/
(7) https://ahvalnews.com/ceasefire/sdf-leader-kobani-says-turkey-violates-ceasefire-deal-northeast-syria
(8) Cf. par exemple : https://foreignpolicy.com/2019/11/08/erdogan-wants-redraw-middle-east-ethnic-map-kurds-arabs-turkey-syria/
(9) https://www.middleeasteye.net/news/kurds-locked-out-afrin-ghouta-refugees-take-their-place
(10) Le dialecte kurmancî, en l’occurrence ; ce dernier est parlé par la majorité des populations kurdes vivant en Turquie, en Syrie, et en Irak du nord.
(11) A l’instar de Foreign Policy : https://foreignpolicy.com/2019/12/09/turkey-resettling-refugees-northeastern-syria/
(12) https://rojinfo.com/la-turquie-pille-20-000-tonnes-de-cereales-a-tall-abyad/
(13) https://kurdistan-au-feminin.fr/2018/12/02/il-y-a-un-genocide-culturel-et-linguistique-a-afrin/
(14) https://aawsat.com/english/home/article/2087341/money-turkish-nationality-draw-syrian-fighters-libya
(15) http://www.rfi.fr/afrique/20200111-ankara-donnerait-nationalite-turque-mercenaires-syriens-libye

Publié le 23/01/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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