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Le docteur Frédéric Tissot est médecin de formation, diplomate et professeur. Jeune docteur, il a choisi la voie de l’action humanitaire à l’issue de son service militaire. Médecin humanitaire au Maroc et en Afghanistan, il porte également secours aux Kurdes d’Iran et d’Irak (1).
En 2006, il perd l’usage de ses jambes suite à un accident survenu au cours d’une mission en Haïti. En 2007, Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, le nomme consul général de France dans la région autonome du Kurdistan irakien, fonction qu’il occupe jusqu’en 2012.
Il enseigne désormais à Sciences Po et a publié en octobre 2016, avec Marine de Tilly, L’Homme debout aux éditions Stock, un ouvrage autobiographique qui est aussi une réflexion sur son engagement humanitaire.
Cet entretien avec le docteur F. Tissot se découpe en deux parties. La première est consacrée à son expérience de Consul au Gouvernement Régional du Kurdistan irakien. La seconde recueille ses réflexions sur l’actualité de la région, la place de la France et du peuple kurde dans les conflits actuels et sur son expérience des zones de guerre au Moyen-Orient.
Nous étions à l’époque sous la présidence Sarkozy. Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, a visité Bagdad en août 2007 et a rencontré le Président de la République d’Irak Jalal Talabani, le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le Président du Gouvernement Régional kurde Massoud Barzani. En rentrant de Bagdad, il m’a appelé pour me dire : « Nous avons décidé d’ouvrir un Consulat Général au Kurdistan irakien, si tu veux c’est pour toi ». J’étais au fond d’un lit d’hôpital suite à mon accident et j’ai accepté d’emblée.
Il semblerait cependant que l’idée d’ouvrir un Consulat Général au Kurdistan datait de la Présidence de Jacques Chirac, d’ailleurs, l’appareil diplomatique était resté le même. En 2003, avec le discours de Dominique de Villepin au Conseil de Sécurité de l’ONU, nous avions montré notre désaccord avec les Américains et la guerre qu’ils s’apprêtaient à mener contre Saddam Hussein. Suite à cela, notre diplomatie pensait qu’il fallait remettre un pied en Irak. Nous y avions une ambassade, mais il fallait faire un geste politique supplémentaire : ouvrir un consulat à Bassora ou à Erbil. C’était une façon de montrer que nous ne nous désintéressions pas de l’Irak et ne renoncions pas à nous impliquer dans le présent et le futur du pays. Ainsi est venue la décision d’ouvrir le Consulat Général à Erbil. J’avais à l’époque proposé à Bernard Kouchner d’annoncer simultanément l’ouverture d’un consulat à Bassora. Cela a été fait quelques mois plus tard en 2008, même si cela n’a pas été suivi d’effet : le consulat de Bassora n’a pas ouvert, pour des raisons de sécurité et probablement aussi de budget. Toujours est-il que ces décisions ne s’adressaient donc pas spécifiquement aux Kurdes, mais à l’ensemble du peuple irakien. Nous avions avec les Irakiens des échanges économiques et politiques anciens, il fallait rétablir ces liens dans le nouvel Irak.
Le consulat français n’a pas été le premier à ouvrir à Erbil, mais l’un des premiers. Les Russes par exemple étaient déjà présents, et ma première apparition au Kurdistan en tant que consul a été d’assister à l’inauguration de leur consulat fin novembre 2007. Il y avait aussi un consulat iranien, les Américains pour leur part - comme d’autres pays qui ont depuis ouvert un consulat au GRK - avaient à Erbil des forces militaires, commandées par un colonel, mais pas de diplomates, de même que les Britanniques, dont les soldats étaient principalement déployés à Bassora. Les Américains avaient en revanche un consulat à Kirkouk. A cette époque, il y avait aussi la division coréenne du Sud, Zeitoun, stationnée à Erbil dans le cadre de son alliance avec les Etats-Unis. Il s’agissait de faire participer les Coréens à la coalition, ils ne s’occupaient que de la logistique et uniquement à Erbil. Il y avait donc des militaires à Erbil, mais pas de diplomates. Ainsi, la plupart des consulats ont été ouverts bien après le consulat français, 2011 par exemple pour le consulat américain.
En ce qui concerne l’Allemagne, je me souviens d’avoir reçu une visite de l’ambassadeur allemand en Irak. Il voulait savoir que ce que je pensais de l’ouverture d’un consulat allemand à Erbil. Je lui ai répondu qu’il était nécessaire que les Allemands, ainsi qu’un maximum de pays européens, ouvrent des consulats au GRK et que les conditions de sécurité étaient excellentes. Ils y ont, depuis, ouvert un consulat en 2009. D’autres ministres des Affaires étrangères de pays européens m’avaient également sollicité en ce sens et j’ai toujours plaidé pour que les pays européens et même la Commission ouvrent des représentations. Une délégation de l’Union européenne a d’ailleurs ouvert en 2015 et les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU se sont trouvés représentés à Erbil en décembre 2014, avec l’ouverture du consulat chinois.
Tout s’est fait avec l’accord de l’Etat central irakien, il aurait en effet été impossible d’ouvrir une représentation diplomatique à Erbil sans l’aval de Bagdad. Quoiqu’il en soit, les Kurdes ont accueilli et favorisé l’implantation de toutes ces représentations.
Bien entendu, c’était là aussi le signe que nous souhaitions participer à la stabilisation et au développement de l’Irak et non pas y assister en spectateur. Notre diplomatie a toujours été aussi une diplomatie d’influence, et l’influence française c’est la paix, la démocratie, la laïcité, la culture, les droits de l’Homme. Mon rôle était également de faire en sorte que Bagdad et Erbil continuent de faire fonctionner ce pays, qu’il n’y ait pas de nouveaux conflits - armés ou économiques - entre eux deux.
J’ai effectivement toujours rappelé à mes amis kurdes qu’ils faisaient partie de l’Irak, qu’ils avaient des ministres kurdes au gouvernement central à Bagdad, que le Président de la République - Jalal Talabani - était un Kurde et que c’était aussi leur travail de faire en sorte que l’Irak fonctionne bien, qu’ils ne pouvaient pas être à la fois dedans et dehors. Certes, ils souhaitaient que Bagdad respecte l’article 140 de la constitution, je le comprenais, mais tout cela devait se passer par la négociation (2). C’est évidemment difficile mais seule la négociation peut fonctionner. Le temps des conflits et des armes est révolu, les peuples en ont assez, il y a eu suffisamment de morts. Alors évidemment, il fallait faire en sorte que les massacres, la tentative de génocide, l’usage des armes chimiques sur des civils, soient reconnus, ce qui a été fait par le Parlement irakien en 2008. Mais ces conflits doivent se régler dans le temps long de la négociation à tous les niveaux, qu’il s’agisse du pétrole, des finances etc.
Ma mission politique principale a été d’être un médiateur. Bien entendu, j’exerçais également les fonctions classiques d’un consul, même s’il y avait peu de Français sur place : je me préoccupais d’ouvrir des écoles françaises (actuellement une à Erbil et une a Souleymanieh), un Institut français et de favoriser l’implantation d’une antenne de l’institut Français du Proche-Orient (Ifpo).
C’est un vrai succès pour les Kurdes, cela montre qu’ils sont un acteur majeur de la lutte contre Daech. En septembre 2014, notre Président de la République, François Hollande, s’était déjà rendu au Kurdistan avec les ministres des Affaires étrangères et de la Défense. Il a été le premier chef d’Etat à visiter le GRK et reste le seul à ce stade. C’est la preuve que cette région représente pour la France un intérêt majeur. Le chef de l’Etat français y a d’ailleurs toujours été excellemment bien reçu.
Je pense en effet qu’aujourd’hui, seule la France, en raison de son passé, est considérée comme étant la puissance ayant une légitimité pour donner son avis et influencer dans le bon sens.
En 2013, qu’avons-nous fait lorsque les lignes rouges n’ont pas été respectées ? Nous avons suivi le renoncement du président Barack Obama. La France était prête avec ses soldats et, selon mon opinion, il fallait qu’elle y aille, même seule. Il n’était pas question d’attaquer la Syrie ou les Syriens mais de frapper quelques cibles du régime : les arsenaux, l’état-major, le Palais présidentiel. Depuis, qu’est devenue notre influence en tant que grande puissance, avec notre diplomatie et un siège au Conseil de sécurité ?
Certains, en France, perçoivent ce désengagement de façon positive, estimant ainsi qu’on évite des problèmes. Mais pour ma part, je pense que c’est erroné. Il faut que la France retrouve une place centrale dans la résolution de ce conflit. Et elle en a les moyens.
Entre les partis de Talabani, l’UPK, et de Barzani, le PDK - tous deux issus de la résistance militaire contre Saddam Hussein - les Kurdes s’étaient répartis les rôles : la présidence de l’Irak pour Jalal Talabani et celle de la région autonome du Kurdistan irakien pour Massoud Barzani. Il subsistait des jalousies, mais la répartition des pouvoirs s’était faite au plus haut niveau et un accord « stratégique » avait défini, en 2006, que le Premier ministre ainsi que le vice-Premier ministre changeraient tous les deux ans, chacun étant issu d’un des deux partis. Il en allait de même des ministres et de leurs vice-ministres. Ce système n’était pas en faveur d’un fonctionnement cohérent du gouvernement car en fait, chacun tendait à s’occuper des territoires où son parti était en position de force. Pendant longtemps d’ailleurs, de 1998 à 2009, un gouvernement dirigé par l’UPK existait à Souleymanieh, situation dont j’ai toujours dénoncé l’absurdité.
Par ailleurs j’ai toujours souligné que tant que les services de sécurité, les asayish et les peshmergas - les forces militaires des partis politiques et du gouvernement régional kurde - n’étaient pas unifiés, aucune unification du Kurdistan ne pourrait être achevée. Les peshmergas ne sont d’ailleurs toujours pas unis. Je l’ai écrit dans mon livre, à la fin : il ne peut pas y avoir indéfiniment des bérets verts d’un côté (ceux de l’UPK), des bérets rouges de l’autre (ceux du PDK). Il y a cependant désormais un ministre des peshmergas qui devrait logiquement commander toutes les forces militaires, mais est-ce une réalité (5) ?
Lire la partie 2 : Entretien avec Frédéric Tissot – Chroniques du Kurdistan et regard sur l’actualité (2/2) : après Daech, quelle place pour les Kurdes et pour la diplomatie française ?
Notes :
(1) Il a côtoyé au cours de ses missions le leader Kurde iranien Abdul Rahman Ghassemlou et d’autres personnalités qui ont façonné le Moyen-Orient actuel. Abdul Rahman Ghassemlou (1930-1989) a dirigé le Parti Démocratique du Kurdistan d’Iran (le PDKI), de 1973 à sa mort. Il a notamment mené une résistance farouche contre les forces de sécurité de la République islamique d’Iran après la révolution de 1979. Il a été assassiné à Vienne en 1989, alors qu’il pensait se rendre à des négociations, tué à bout portant avec sa délégation. Il est enterré à Paris, au cimetière du Père Lachaise.
(2) L’article 140 de la Constitution irakienne de 2006 prévoit que les disputes territoriales (concernant Mossoul, Diyala et Kirkouk) entre le Gouvernement Régional du Kurdistan et l’Etat central irakien soient réglées par des référendums. Ceux-ci n’ont à ce stade toujours pas eu lieu.
(3) Le 20 août 2013, le Président Obama avait déclaré que l’utilisation d’armes chimiques par le régime Syrien constituait une ligne rouge et envisagé une intervention militaire si celle-ci était franchie. Le lendemain, 21 août 2013, une attaque chimique attribuée au régime fit de nombreux morts civils dans le quartier de la Ghouta en périphérie de Damas. Les estimations du nombre de victimes varient de 355 pour MSF à 1.729 selon l’opposition syrienne.
(4) Le PDK (mené par la famille Barzani) et l’UPK (mené par la famille Talabani) sont les deux principaux partis politiques au Kurdistan irakien. Leur rivalité les a poussés jusqu’à la guerre civile entre 1994 et 1996. Ils sont toujours aujourd’hui extrêmement influents et entretiennent un duopole politico-militaire dans leurs fiefs respectifs : les gouvernorats de Dohuk et d’Erbil pour le PDK et celui de Souleymanieh pour l’UPK.
(5) Pour comprendre l’origine des combattants peshmergas et leur fonctionnement actuel, voir : Les peshmergas du Gouvernement Régional du Kurdistan irakien sont-ils une nouvelle force conventionnelle au Proche-Orient ?
Frédéric Tissot
Le docteur Frédéric Tissot est médecin de formation, diplomate et professeur. Jeune docteur, il a choisi la voie de l’action humanitaire à l’issue de son service militaire. Médecin humanitaire au Maroc et en Afghanistan, il porte également secours aux Kurdes d’Iran et d’Irak (1).
En 2006, il perd l’usage de ses jambes suite à un accident survenu au cours d’une mission en Haïti. En 2007, Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, le nomme consul général de France dans la région autonome du Kurdistan irakien, fonction qu’il occupe jusqu’en 2012.
Il enseigne désormais à Sciences Po et a publié en octobre 2016, avec Marine de Tilly, L’Homme debout aux éditions Stock, un ouvrage autobiographique qui est aussi une réflexion sur son engagement humanitaire.
Matthieu Eynaudi
Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.
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