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Frédérique Schillo est chercheuse en Histoire, spécialiste d’Israël. Sa thèse de doctorat, soutenue à Sciences-Po, sur “La politique française à l’égard d’Israël, 1946-1959” (publiée chez André Versaille éditeur en 2012) a reçu, en 2009, le prix Jean-Baptiste Duroselle couronnant la meilleure thèse de Relations internationales. Elle est chercheuse associée au Centre de recherche français à Jérusalem (CNRS-MAEE).
Il y a trois ans, le gouvernement israélien a décidé de déclassifier une partie des archives du cabinet de guerre de Golda Meir. Les documents se sont retrouvés en une des journaux, provoquant un choc dans l’opinion publique, qui connaissait pourtant bien le déroulé des événements : pour la première fois on voyait, noir sur blanc, le pouvoir israélien vaciller, passant de l’incrédulité face à l’attaque surprise égypto-syrienne, le 6 octobre 1973, à la crainte – « Les Arabes vont continuer d’avancer », lance alors Golda Meir, « car ils ont senti l’odeur du sang » – et puis ensuite, très vite, à l’effroi. C’est notamment le ministre de la Défense Moshé Dayan qui perd pied, persuadé que l’existence même de l’Etat d’Israël est en péril. On apprendra qu’il avait proposé de recourir à des armes non-conventionnelles pour faire une démonstration nucléaire. Voir ainsi Dayan, le héros national, le général victorieux de la guerre des Six Jours, sombrer dans un pessimisme morbide a ébranlé l’opinion publique. Tsahal avait eu beau retourner la situation après une dizaine de jours de combat, allant même jusqu’à menacer Damas et, au Sud, passer le canal de Suez et finir par s’approcher à 101 km du Caire, le sentiment qu’Israël avait frôlé le désastre restait gravé dans les esprits.
C’est sur ce traumatisme que nous avons voulu travailler avec Marius Schattner. Comment Israël a-t-il pu être à ce point surpris ? Et comment a-t-il pu passer ainsi d’un sentiment d’invulnérabilité total à une peur existentielle ? Alors que l’historiographie s’en tient trop souvent aux aspects militaires des combats de 1973, notre souci était de revenir sur l’aveuglement israélien, à la fois stratégique et politique, et de comprendre ce phénomène incroyable de basculement des esprits. Toutes choses qui permettent de mieux appréhender la société israélienne d’aujourd’hui.
Notre chance est d’avoir eu accès à des sources inédites, en Israël mais aussi en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis grâce à la publication des FRUS, et même en France où nous avons été les premiers à consulter la série PRO (Proche-Orient) au Quai d’Orsay. Côté arabe, les archives sont malheureusement fermées, mais on dispose de témoignages et des mémoires des responsables politiques et militaires. Et puis il y a d’autres documents, fascinants d’ailleurs, comme ce film de fiction égyptien qui retrace indirectement, à travers un portrait de femme, ce qu’a pu être le parcours d’Ashraf Marwan, qui fut l’espion n°1 d’Israël.
Un personnage étonnant, trouble, véritable héros de roman noir que cet Ashraf Marwan. Jusqu’alors, il était méconnu en France, mais en Israël il se trouve au cœur d’un conflit ouvert entre services de Renseignement. Il faut dire que Marwan a été l’un des meilleurs agents du Mossad, de ceux dont rêvent tous les services d’espionnage, offrant des informations en or – et d’ailleurs rétribuées à prix d’or. Son atout : appartenir au sérail. Marwan n’était autre que le gendre du président Nasser ! Lui-même issu de la haute société égyptienne (son père était général, responsable de la garde républicaine), Marwan deviendra, à la mort du Raïs, l’un des proches conseillers de Sadate. Qu’est-ce qui a donc pu le pousser, un beau jour de printemps 1969, à contacter l’ambassade d’Israël à Londres, où il réside alors, pour rencontrer un membre des services secrets et lui livrer des informations ? Par idéologie ? C’est peu probable, même si Marwan était pro-occidental, opposé à l’alliance avec les Soviétiques, et disait même admirer Israël depuis sa victoire éclatante de 1967. Par esprit de revanche ? En réalité son beau-père Nasser le méprisait. Il le tenait pour un vulgaire arriviste et avait même conseillé à sa fille Mona de quitter Marwan plutôt que d’avoir à supporter ses infidélités et ses dettes de jeu. Par appât du gain, justement ? Grâce aux sommes colossales versées par le Mossad, Marwan a pu mener grand train et s’adonner à son péché mignon : les roulettes de casinos. Le jeu et le goût du risque sont sans doute aussi de puissants moteurs dans sa décision de plonger dans le « Grand Jeu », celui de l’espionnage. C’est une hypothèse parmi d’autres que nous explorons. La question n’en demeure pas moins vertigineuse : qu’est-ce qui conduit un homme à trahir son pays ? Cela peut être de l’ordre de l’intime, de l’indicible. Dans le cas de Marwan, le mystère s’épaissit encore puisque l’« Ange » – son nom de code pour le Mossad – a disparu avec ses secrets le 27 juin 2007, en « tombant » de son balcon londonien. Certains y ont vu la marque des moukhhabarat, les services de sécurité égyptiens. Sa veuve a au contraire accusé le Mossad. Et si Marwan n’avait pas trahi son pays ? Et si le parfait espion aux yeux des Israéliens avait été en réalité un agent double ? C’est ainsi que les Egyptiens l’ont toujours décrit. Aujourd’hui encore, même s’ils admettent que Marwan ait pu être un agent du Mossad à ses débuts, selon eux, il a été très vite récupéré par Sadate et utilisé contre Israël dans le cadre d’une vaste opération d’intoxication, prélude au déclenchement de la guerre du Kippour.
Un contexte pré-électoral, mais sans véritable enjeu politique tant les Travaillistes, au pouvoir depuis la création de l’Etat d’Israël, sont assurés de l’emporter sur la droite nationaliste. « Jamais notre situation n’a été aussi bonne » disent même les tracts travaillistes : c’est le calme aux frontières, le calme sur le Golan, le calme sur la ligne Bar-Lev face au canal de Suez. Bref, la rengaine du « tout va très bien » ! Elle est reprise par l’ensemble de la classe politique et imprègne les médias comme l’opinion publique.
A la base de tout cela, il y a la conviction des militaires – théorisée sous le nom hébreu de « conceptzia » – que le statu quo va se poursuivre : les Syriens ne peuvent pas attaquer sans l’Egypte, laquelle n’aurait pas les moyens de le faire selon eux. Mais plus encore, ils sont persuadés que les Arabes ont été tellement humiliés par la guerre des Six Jours qu’ils n’oseront pas défier Israël. L’attaque-surprise du Yom Kippour, le jour le plus sacré du judaïsme, n’en sera que plus terrible.
Le fait est qu’ils le croient. Marwan est considéré comme un très bon agent, extrêmement fiable, à tel point que ses informations arrivent directement sur les bureaux du Premier ministre Golda Meir et du ministre de la Défense Dayan, sans suivre la procédure habituelle interne au Mossad. Le problème vient plutôt du moment où il choisit de livrer l’information : Marwan lance des alertes au début de l’année 1973 – c’est bien trop tôt – puis une autre la veille du 6 octobre, à quelques heures du déclenchement de la guerre qu’il annonce pour la tombée de la nuit alors qu’elle aura lieu à 14 heures – c’est trop tard.
Toutefois, rien ne dit que Marwan aurait permis à Israël de se préparer à la guerre s’il l’en avait informé à temps. En analysant le compte à rebours des événements, on est frappé de voir à quel point Israël ne manquait pas d’informations ; au contraire, c’est le trop plein. Mais tout se passe comme si les militaires et le gouvernement ne pouvaient l’admettre. Fait significatif : le 25 septembre, le roi Abdallah de Jordanie rencontre en secret Golda Meir pour la prévenir de la forte probabilité d’une attaque syrienne imminente. Or, comment réagit-elle ? Elle n’y croit pas un seul instant, au grand dam de sa secrétaire dont nous avons retrouvé le témoignage, et elle part en Europe, comme prévu, décidant même de prolonger son voyage.
Mais il faut dire que personne ne s’attendait vraiment à une attaque égypto-syrienne. Ni le Israéliens ni d’autres. Il est stupéfiant de découvrir dans les archives américaines à quel point l’administration Nixon a été prise de court. En apprenant le déclenchement de la guerre, le secrétaire à la Défense, James Schlesinger, qui était le chef de la CIA encore peu de temps auparavant, est persuadé que ce ne sont pas les Arabes qui attaquent, mais les Israéliens. Même les observateurs présents sur place en Egypte et en Syrie n’ont rien vu venir. Nous citons par exemple les télégrammes de l’ambassade de France au Caire : à trois semaines de la guerre, elle note que « l’Egypte semble se concentrer sur ses problèmes internes ».
Etonnamment, chacune des parties peut se prévaloir à juste titre d’avoir gagné la guerre. Les Syro-Egyptiens ont réussi le double exploit d’avoir surpris Israël, puis mené des attaques victorieuses contre une armée réputée invincible. Leurs succès dans les premiers jours de la guerre suffisent à effacer l’humiliation de 1967. De leur côté, les Israéliens sont parvenus à sortir du gouffre et à retourner la situation en leur faveur. La démonstration de force du général Ariel Sharon après le cessez-le-feu a conforté leur victoire militaire et fait d’« Arik » leur nouvel héros.
Cependant, chacune des parties a aussi subi assez de revers pour devoir renoncer à son attitude avant-guerre : les Syro-Egyptiens savent qu’ils ne pourront pas défaire Israël militairement, les Israéliens que le statu quo ne les préservera pas d’une possible catastrophe. C’est tout le génie de Kissinger d’avoir pressenti cela. Et ce, avant même la fin des combats. Il va dès lors s’imposer comme un médiateur incontournable, contraignant les Israéliens à des compromis qu’ils s’étaient toujours refusés de faire. Au passage, il achève de convaincre Sadate que la clef du conflit proche-oriental se trouve à Washington, et non pas à Moscou. Son grand projet « d’expulser les Russes » se réalise enfin : ils ne reviendront en Egypte qu’en… 2013.
Reste à savoir pourquoi Kissinger a tant manqué d’inspiration avant la guerre ? Pourquoi a-t-il déployé ses efforts pour torpiller les plans de paix du Département d’Etat ? Et pourquoi n’a-t-il pas donné suite aux initiatives de paix de Sadate ? Ces questions sont au cœur du livre. Car fondamentalement, on peut se demander si la guerre du Kippour aurait pu être évitée. L’un des éléments de réponse – parmi d’autres que nous discutons – est l’idée fermement ancrée dans les esprits que les Arabes ne pourront pas attaquer et, même s’ils le peuvent, ils n’oseront pas : la guerre du Kippour n’aura pas lieu.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Frédérique Schillo
Frédérique Schillo est chercheuse en Histoire, spécialiste d’Israël. Sa thèse de doctorat, soutenue à Sciences-Po, sur La politique française à l’égard d’Israël, 1946-1959 (publiée chez André Versaille en 2012) a reçu le prix Jean-Baptiste Duroselle couronnant la meilleure thèse de Relations internationales. Elle est l’auteur de La Guerre du Kippour n’aura pas lieu (André Versaille, 2013) et d’un ouvrage sur Jérusalem à paraître chez Plon.
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