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Entretien avec Pierre Mélandri – De l’intervention militaire américaine de 2003 à l’EIIL (2/2)

Par Mélodie Le Hay, Pierre Mélandri
Publié le 09/08/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Pierre Mélandri

Lire la partie 1 : ENTRETIEN AVEC PIERRE MÉLANDRI – DE L’INTERVENTION MILITAIRE AMÉRICAINE DE 2003 À L’EIIL, PREMIÈRE PARTIE

Un nouveau terrain de rivalité entre Etats-Unis et Russie semble émerger, cette dernière entendant aussi aider l’Etat irakien (envoi d’avions de combat) tout en continuant à soutenir le régime Assad en Syrie. Qu’en pensez-vous ?

C’est effectivement une situation particulièrement préoccupante. Les relations avec la Russie sont sans doute une des grandes déceptions de la politique étrangère d’Obama. N’oublions pas qu’on a pu croire qu’après le nadir où les avait plongées en 2008 la guerre de Géorgie, ces relations allaient connaître un nouveau départ (reset). Mais les espoirs suscités par la conclusion de l’accord New Start (sur la réduction des arsenaux nucléaires) se sont dissipés sur l’affaire de Libye : Poutine qui n’avait jamais éprouvé des sentiments chaleureux envers les Etats-Unis semble avoir été ulcéré par la façon dont les Occidentaux ont interprété une résolution de l’ONU (à laquelle Medvedev s’était abstenu d’opposer son véto) autorisant la protection des populations civiles en feu vert pour une politique visant à un changement de régime. Les choses n’ont depuis cessé de s’envenimer et, précisément dans la foulée de la Libye, la Syrie est devenue un terrain d’opposition frontale. Entre autres considérations, le maître du Kremlin a vu dans la politique de Washington face au conflit un nouvel exemple de la propension des Etats-Unis à déstabiliser la région et à faire indirectement le jeu des islamistes violents que la Russie combat chez elle depuis longtemps, en Tchétchénie notamment. « Cela fait longtemps que nous avons averti, a encore déclaré le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey V. Lavrov, en juin, que l’aventurisme qu’ont impulsé les Américains et Britanniques ne finirait pas bien ».

Inversement, les deux pays, que tout aujourd’hui, à commencer par la question ukrainienne, tend à opposer, partagent, sur l’Irak, une même priorité, empêcher l’EIIL, le modèle même d’une organisation djihadiste de s’implanter, même si c’est en effet dans un contexte de rivalité : la Russie voit sans doute dans la crise l’occasion de raviver la relation privilégiée qu’elle avait pu avoir avec Saddam Hussein dans le passé et elle s’efforce par les envois d’avions et d’experts de souligner la lenteur de la réaction américaine face au danger.

On voit, en tout cas, à quel point la donne internationale a changé. N’oublions pas que Moscou a dû, à l’époque de l’Union soviétique, combattre les moudjahidin afghans, que les Américains soutenaient alors activement avant de voir les « soldats de Dieu » se retourner contre l’Occident, une fois les Soviétiques défaits. Notons, à ce propos, un parallèle encore plus intéressant : au moment même où les Etats-Unis sont engagés dans de difficiles négociations avec l’Iran sur le programme nucléaire de ce dernier, les Etats-Unis se retrouvent en train de soutenir en Irak le même régime que Téhéran alors qu’ils s’opposent en Syrie à Bashar al-Assad auquel les Iraniens ne ménagent pas leur appui. On est loin de la guerre froide où le système international était largement en « noir et blanc ». Aujourd’hui, nombre d’Etats sont les uns pour les autres, pour reprendre l’expression du journaliste Thomas Friedman, des « Frenemies », des partenaires-adversaires qui, selon les dossiers, s’affrontent …ou coopèrent.

Quelle est la position américaine face à la volonté des Kurdes de créer un Etat indépendant ? 

Notons que c’est la mise en déroute des forces irakiennes qui a remis sur la table la question toujours latente d’un Kurdistan indépendant. En chassant les premières de Kirkuk, l’EIIL a permis aux peshmerga, la redoutable milice kurde, de prendre le contrôle de la ville et de régler définitivement un problème que les Américains avaient jusqu’au bout préféré éluder : celui de savoir à qui, des Arabes ou des Kurdes, le pouvoir sur cette riche région pétrolière reviendrait. Désormais dotés d’importantes ressources, les Kurdes s’apprêtent à jeter les jalons d’un Etat indépendant et annoncent l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Ils semblent d’autant plus déterminés que le principal obstacle auquel ils s’étaient jusqu’ici heurtés – l’hostilité d’Ankara à l’émergence d’une entité susceptible d’inciter ses propres Kurdes à s’émanciper – semble s’être un peu atténuée. Inquiète de l’émergence d’un « califat » menaçant, la Turquie semble souhaiter voir un Kurdistan stable et prospère constituer un Etat tampon entre elle et le premier. Aujourd’hui, la position des Kurdes est subtile. Ils s’appuient sur le blocage politique à Bagdad pour justifier leur initiative : « Nous avons toujours dit que nous ne romprions pas avec l’Irak, explique un de leurs hauts responsables, mais l’Irak peut rompre avec nous. Et cela semble être le cas ». Bref, ils se disent prêts à rester dans un Etat irakien où ils bénéficieraient de la place qui leur revient, mais entendent organiser un référendum sur l’indépendance et tenir compte du résultat …que l’on connaît d’avance !

Sur une question aussi ardue, la position des Américains est par essence ambiguë. D’un côté, nul ne doute qu’ils voient dans l’émergence d’un Kurdistan indépendant un réel danger que leur intervention de 2003 a contribué à exacerber : elle signifierait la fin de l’unité de l’Irak et la remise en cause de l’ensemble de l’architecture régionale. Aussi insistent-ils (comme d’ailleurs les Turcs) auprès des Kurdes sur le fait qu’un Irak unifié sera plus à même de résister au danger que l’EIIL peut représenter : « Nous continuons à croire, a déclaré le porte-parole de la Maison-Blanche, que l’Irak sera plus fort s’il est uni et c’est la raison pour laquelle les Etats-Unis continuent de soutenir un Irak qui soit démocratique, pluraliste et unifié… »

D’un autre côté, les Américains savent que leur solution préférée, une fédération irakienne laissant une réelle autonomie à ses grandes entités, peut très bien ne jamais se concrétiser et un Irak uni se révéler un objectif hors de portée. Dès les années 2000, au demeurant, certains hauts responsables (l’actuel vice-président Joe Biden en particulier) ne cachaient pas leur préférence pour une solution du type de celle qui avait prévalu dans l’ex-Yougoslavie. Aussi vont-ils peut-être poursuivre, comme d’ailleurs leur ancien ambassadeur à Bagdad, Zalmay Khalilzad, les y a invités, une politique des « deux fers au feu », conjuguant des efforts pour préserver l’unité de l’Irak mais gardant en mémoire qu’en cas d’échec, les peshmerga seraient, beaucoup plus qu’une armée irakienne désorganisée ou une Garde républicaine iranienne déjà trop présente à leur gré, les alliés les plus susceptibles de les aider à défendre leurs intérêts.

Les djihadistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont annoncé le 29 juin le rétablissement du califat et le changement de nom de l’organisation en « l’Etat islamique », en désignant son chef Abou Bakr Al-Baghdadi (nommé « calife Ibrahim ») comme « calife » et donc « chef des musulmans partout dans le monde ». Certains observateurs pensent que cela pourrait marquer la naissance d’une nouvelle ère de djihadisme transnational, venant concurrencer le leadership d’al-Qaïda et accroître l’insécurité sur le sol américain. Qu’en pensez-vous ?

Notons tout d’abord que l’instauration d’un « califat » étendant son autorité à l’ensemble du monde musulman a été d’emblée au cœur du projet que Ben Laden souhaitait concrétiser. Notons ensuite que l’EIIL semble désormais bénéficier d’une aura supérieure à celle d’al-Qaïda avec laquelle il est dans une relation de rivalité. Celle-ci est apparue au grand jour lorsque l’EIIL a commencé à s’imposer en Syrie face à al-Nusra, l’organisation djihadiste qu’al-Qaïda privilégiait. Quand le chef de cette dernière, Ayman Al-Zawahiri, a donné ordre à Abou Bakr Al-Baghdadi de se soumettre à son autorité, le second a tout simplement ignoré son injonction, rappelant qu’il était le vrai patron de son organisation. Conscient des limites des moyens dont il disposait, le leader d’al-Qaïda a jugé plus sage de s’incliner.

C’est là l’indice à la fois de la force et des faiblesses du « califat » qui vient d’être instauré. Sa force réside dans la faiblesse de l’opposition militaire que Bagdad semble aujourd’hui en mesure de lui opposer : on a vu combien les tentatives des forces irakiennes pour reconquérir le terrain perdu ont jusqu’ici échoué, le mieux qu’elles ont réussi à faire a été de ne pas trop en céder. Ensuite, l’EIIL à qui l’insurrection en Syrie a valu de forts soutiens financiers étrangers et qui semble disposer de quelques 7 000 hommes en Syrie et 3 000 en Irak, est aujourd’hui renforcé par sa mainmise sur les dépôts de munitions et sur les installations pétrolières des territoires qu’il a subjugués ainsi que par les centaines de millions de dollars en or ou en cash dont, lors de sa prise de Mossoul, il a pu s’emparer. Enfin, le « califat » bénéficie de l’aura qu’al-Baghdadi exerce sur nombre de jeunes combattants étrangers.

Inversement, si l’EIIL a pu si facilement l’emporter, il ne l’a fait, on l’a noté, que grâce à l’appui de forces très différentes, y compris un autre groupe djihadiste, Ansar al-Islam (les supporters de l’islam), le Conseil militaire des tribus d’Irak (rassemblant jusqu’à 80 de ces dernières) et, surtout, l’Armée des Hommes de l’Ordre Naqshbandi, incluant des chiites et des Kurdes et surtout nombre d’anciens baasistes, agents de renseignement ou membres de la Garde républicaine du temps de Saddam Hussein. Sous cet aspect, on peut supposer que l’alliance nouée contre un régime abhorré risque de ne pas perdurer. On se rappelle comment à partir de 2006 les Américains avaient capitalisé l’exaspération des chefs tribaux contre l’islam fanatique qu’al-Qaïda en Irak cherchait à imposer. Alors même que le sort réservé aux Chrétiens contraints de s’exiler des zones tenues par le « califat » sous peine d’être éliminés suggère que ce dernier est toujours porté à l’extrémisme, sa prétention plus générale à imposer sa loi est loin de faire l’unanimité chez les sunnites. Le chef de l’aile politique du Conseil des tribus s’est ainsi emporté en entendant un enregistrement annonçant l’instauration du « califat » : traitant de « fils de chien » le porte-parole de l’EIIL qui le proclamait, il a répliqué que ses tribus étaient déjà musulmanes et qu’elles ne laisseraient personne les diriger au nom de l’Islam.

Aussi les Américains se disent-ils déterminés à exploiter les tensions que cette alliance de circonstance ne manquera probablement pas d’engendrer pendant qu’ils s’efforceront de souligner l’acuité du danger pour essayer de ramener à la raison les diverses communautés et Etats de la région. Si, en effet, l’EIIL devait se pérenniser, il constituerait une menace encore plus que dangereuse que celle représentée par al-Qaïda : il aspirerait à s’étendre sur les territoires avoisinants et constituerait un redoutable pôle d’attraction et terrain d’entraînement pour les aspirants terroristes désireux de perpétrer des attentats des deux côtés de l’Atlantique. N’estime-t-on pas déjà à plusieurs centaines les jeunes Européens ou Américains partis se former au djihad en Syrie ? « Tous les djihadistes du monde arrivent en Syrie. C’est le nouvel Afghanistan » s’inquiète un diplomate arabe.

C’est là, sans doute, le plus grand échec de la politique américaine. Les Etats-Unis ont conduit une guerre coûteuse et longue (la plus longue de leur histoire en réalité) dans ce dernier pays sans pouvoir véritablement venir à bout des talibans ni empêcher leurs cousins pakistanais de représenter une menace toujours plus sévère au sein d’une puissance nucléaire. Leurs opération - raids des opérations spéciales et, surtout, frappes de drones - leur ont sans doute permis de décimer les dirigeants d’al-Qaïda dans la région. Mais cela n’a pas empêché l’organisation d’essaimer à travers ses filiales au Yémen, en Afrique du nord, en Somalie ou au Nigeria. Et voilà qu’il leur faut faire face au « califat » instauré par l’EIIL dorénavant. Que toutes ces organisations soient dans une relation de rivalité et que leurs objectifs puissent parfois différer ne suffit pas à rassurer.

Le risque d’éclatement des frontières coloniales sous le poids de l’affaiblissement des pouvoirs centraux (volonté d’autonomie kurde, montée en puissance de l’EI en Irak et en Syrie) est-il réel ? 

Oui, étonnamment les frontières artificielles instaurées par les accords Sykes-Picot de 1916 et le traité de Lausanne ont tenu près d’un siècle. Mais elles ne l’ont fait le plus souvent que grâce à la poigne de fer d’un régime autoritaire, tel celui de Saddam Hussein, prompt à faire taire les protestataires. Sous cet aspect, l’élimination du dictateur irakien a été le premier jalon d’un authentique choc sismique pour la région : le démantèlement d’un de ses piliers n’a pu que fragiliser l’édifice qu’il avait jusqu’ici étayé. De ce point de vue, l’objectif des Américains a été atteint : persuadés après le 11 septembre que le terrorisme prospérait sur le terreau des régimes dictatoriaux, ils avaient décidé qu’au Moyen-Orient rien ne serait pire que le maintien du statu quo. Leur invasion de l’Irak a scellé la mort de ce dernier. Bientôt, pourtant, ils ont pu constater que, lorsque les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos souhaits.

L’éclosion du « printemps arabe » a sans doute pu leur laisser brièvement croire que leur rêve s’était réalisé et qu’ils avaient inoculé la démocratie dans une région qui ne l’avait jamais vraiment expérimentée. Mais tandis que les promesses du printemps se dissipaient et que les dictatures (en Egypte) ou l’anarchie (en Libye) se substituaient à la démocratie espérée, force leur a été de constater l’ampleur des dangers que leur politique avait précipités. Du coup, et pour répondre plus directement à votre question, le risque d’éclatement des pouvoirs centraux et, avec eux, des frontières héritées de 1916, apparaît des plus réels. Cela est vrai en Syrie où Damas n’est plus que la capitale du plus puissant seigneur de guerre (Bashar al-Assad) du pays comme en Libye où Tripoli n’est plus que le forum où tribus, milices et armée s’affrontent ou négocient. Evidemment, cela l’est encore davantage en Irak où le risque est grand, si les dirigeants de cette nation ne réussissent pas à s’entendre, de voir les Kurdes instaurer un Etat indépendant, les chiites ne plus tenir que les régions où ils sont la majorité et les sunnites se retrouver sous un « califat » à cheval sur le nord du pays et le sud de la Syrie. Le seul nom « d’Etat islamique en Iraq et au Levant » suffit à illustrer le risque de voir les anciennes frontières pulvérisées … comme d’ailleurs l’empressement avec lequel ses sicaires ont pris soin, à peine celle entre la Syrie et l’Irak franchie, de détruire le chemin qui la longeait jusqu’ici.

Tout le problème est que cette recomposition ne peut que susciter inquiétude et anxiété dans les Etats (tel le Bahreïn) exposés à des forces centrifuges auxquelles il leur sera peut-être difficile de résister. Le danger est dès lors de voir les divers acteurs régionaux chercher à prévenir les menaces qu’ils croiront discerner, l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite ne plus se contenter d’assister indirectement les forces qui leur sont alliées mais juger la situation assez brûlante pour eux-mêmes s’engager. L’ensemble de la région pourrait alors être aspirée dans un conflit sectaire dont les retombées géopolitiques seront une menace pour la paix et l’impact économique - l’envol des cours du pétrole - un frein pour la prospérité du monde entier.

Publié le 09/08/2014


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


Pierre Mélandri est historien spécialiste des relations internationales et de l’histoire des Etats-Unis. Il est professeur émérite à Sciences-Po Paris.
Membre du Cold War Studies Centre de la London School of Economics, il a également dirigé la Société d’études nord-américaines, préside actuellement l’Institut d’histoire des relations internationales contemporaines et codirige l’Observatoire de la politique étrangère américaine.
Il a publié plusieurs ouvrages traitant de la politique étrangère américaine dont La politique extérieure des Etats-Unis de 1945 à nos jours (1995) ; L’empire du milieu. Les Etats-Unis et le Monde depuis la fin de la Guerre froide (2001), en collaboration avec Justin Vaisse ; Histoire des Etats-Unis contemporains (2008) ; La politique extérieure des Etats-Unis au XXe siècle : le poids des déterminants intérieurs (2008), en collaboration avec Serge Ricard. 


 


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