Appel aux dons mercredi 9 octobre 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3701



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

dimanche 13 octobre 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

L’Inde, nouvelle puissance montante au Moyen-Orient (2/3) ? Les relations avec Israël

Par Emile Bouvier
Publié le 15/03/2024 • modifié le 15/03/2024 • Durée de lecture : 6 minutes

Indian Prime Minister Narendra Modi ® arrives with Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu for a meeting at Hyderabad House in New Delhi on January 15, 2018. MONEY SHARMA / AFP

Lire la partie 1 : Les Emirats arabes unis, tête de pont de New Delhi dans la région 

I. Le pragmatisme en ligne de conduite

Historiquement, l’Inde a entretenu des relations très différentes avec les Israéliens et les Palestiniens. Au cours de la lutte pour l’indépendance de l’Inde contre les Britanniques, le mouvement anticolonialiste indien a ainsi soutenu les nationalistes palestiniens, allant jusqu’à proposer en 1947 un plan visant à créer un État fédéral indépendant de Palestine [2]. Lorsque l’Assemblée générale des Nations unies adoptera la même année une résolution recommandant la création de l’État d’Israël aux côtés d’un État palestinien, l’Inde nouvellement indépendante sera l’un des rares pays non arabes à voter contre la mesure [3]. Des considérations pragmatiques auront présidé à cette décision ; les dirigeants indiens estimaient qu’ils ne pouvaient pas approuver un État fondé sur des motifs religieux, surtout si peu de temps après la violente partition de l’Inde en 1947 qui avait conduit, entre autres choses, à la création du Pakistan.

L’Inde reconnaîtra finalement officiellement Israël le 17 septembre 1950. Les relations entre les deux pays resteront toutefois limitées, le Premier ministre Jawaharlal Nehru craignant notamment de susciter la réaction des musulmans indiens s’il se rapprochait de Tel-Aviv. À l’époque, l’Inde souhaitait également se présenter comme le hérault de la lutte contre le colonialisme et démontrer sa solidarité avec les États arabes nouvellement décolonisés, qui étaient alors courtisés par le Pakistan [4]. En 1974, l’Inde deviendra ainsi le premier pays non-arabe à reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme le « représentant unique et légitime du peuple palestinien ». L’Inde sera également le premier pays non arabe à reconnaître l’État de Palestine lorsque l’OLP le proclamera le 15 novembre 1988 [5].

Ce n’est qu’en 1992 que l’Inde accordera une reconnaissance diplomatique complète à Israël, y compris l’ouverture d’une ambassade israélienne à New Delhi [6]. Avec la fin de la guerre froide et l’imminence des accords d’Oslo, les autorités indiennes choisiront de mettre fin à leur politique de distanciation à l’égard de Tel-Aviv. A partir de ce moment, les relations indo-israéliennes ne cesseront de se développer jusqu’au tournant de l’année 1999 : cette année-là, l’Inde entre en guerre avec le Pakistan dans le cadre du « conflit de Kargil » (3 mai 1999-26 juillet 1999). Israël fournira des équipements militaires à l’Inde -dont des drones - et s’imposera, d’emblée, comme un partenaire de choix. Depuis, comme il sera vu infra, l’Inde reste le principal client des industries de défense israéliennes.

L’élection de Narendra Modi à la primature indienne en mai 2014 fera passer le rapprochement indo-israélien à la vitesse supérieure. Alors que les gouvernements précédents avaient veillé à garder un certain silence sur leurs relations avec Israël, le gouvernement Modi s’engagera publiquement auprès de l’Etat hébreu. Il sera ainsi le premier Premier ministre indien à se rendre en Israël le 5 juillet 2017 [7], avant que Benyamin Netanyahu ne se rende à son tour à New-Delhi en 2018 (seconde visite d’un Premier ministre israélien en Inde après le déplacement d‘Ariel Sharon en 2003 [8]). L’alignement idéologique entre les deux dirigeants n’est certainement pas étranger à ce rapprochement. Les membres du parti nationaliste hindou de Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), considèrent en effet depuis longtemps Israël comme un modèle d’État nationaliste religieux ; les politiques prises à l’encontre des Palestiniens et d’autres minorités - y compris chrétiennes [9] - ces derniers mois ne sont pas sans rappeler les politiques indiennes favorisant une identité nationaliste indienne forte, à l’instar de la loi sur la citoyenneté adoptée le 12 mars 2024 [10].

II. Une coopération économique florissante

Les liens commerciaux entre les deux pays se sont intensifiés en 1992 après l’établissement officiel de leurs relations diplomatiques. A cette date, le commerce se limitait principalement aux métaux précieux tels que les diamants. Aujourd’hui, les deux pays ont diversifié leur portefeuille commercial en y ajoutant des produits d’ingénierie, des produits électroniques, des engrais et des textiles, des produits agricoles, des produits pétroliers, des perles et des pierres précieuses et semi-précieuses. De 200 millions de dollars américaines en 1992, le commerce de marchandises s’est diversifié et a atteint 10,77 milliards de dollars (hors secteur de la défense) au cours de l’année 2022-2023, les exportations de marchandises indiennes vers Israël s’élevant à 8,45 milliards de dollars et les exportations de marchandises israéliennes vers l’Inde à 2,32 milliards de dollars [11].

La coopération économique indo-israélienne n’a en effet cessé de se renforcer, avec un pic en 2023 lorsqu’Israël est devenu la quatrième destination des exportations de produits pétroliers de l’Inde [12]. En 2022-23, les exportations indiennes de produits pétroliers vers Israël ont été multipliées par 3,5 pour atteindre 5,5 milliards de dollars, contre 1,6 milliard de dollars l’année précédente. Les exportations indiennes ont ainsi augmenté de 77 % par rapport à l’année précédente, et le commerce total entre les deux pays de 37 %.

Le secteur hautement stratégique des industries de défense reflète, là encore, la coopération croissante entre Israël et l’Inde : en effet, cette dernière achète en moyenne pour environ un milliard de dollars d’armes par an à Israël [13], accroissant toujours plus la quantité d’armes achetées ; de 2015 à 2019 par exemple, les exportations d’équipements militaires israéliens vers l’Inde ont cru de 175% [14]. Les achats effectués par l’Inde sont variés et regroupent tant des missiles sol-air (tels que le Barak-8 [15]) que des systèmes de défense antiaériens (tels que le Spyder-MR [16]) ou encore des drones (le Heron par exemple [17]) ou des bombes, à guidage laser ou non (telle que la Spice-2000 [18]). Pour autant, la qualité de la relation indo-israélienne ne se distingue pas seulement par ses échanges économiques florissants mais par la collaboration stratégique croissante entre les deux pays.

III. Un partenariat stratégique

Si les relations militaires entre l’Inde et Israël s’illustrent par la qualité de leurs échanges commerciaux, elles se distinguent également par le partenariat stratégique établi par les deux pays. En effet, New Delhi et Tel-Aviv ont établi plusieurs coentreprises permettant aux Indiens de produire, sur leur sol, divers matériels de guerre israéliens. Si cette initiative s’inscrit dans le cadre plus large de la volonté de la primature indienne de favoriser autant que possible le « made in India » [19], elle témoigne également de la confiance entre les deux pays. Ainsi, en 2017, ces derniers ont créé l’entreprise PLR Systemes à Malanpur [20], qui produit aujourd’hui des armes israéliennes tels que les fusils d’assaut Tavor et X95, le fusil de précision Galil ou encore le pistolet-mitrailleur Uzi [21].Toujours en 2017, Kalyani Rafael Advanced Systems Ltd (KRAS), une coentreprise entre l’entreprise indienne Kalyani Strategic Systems Ltd et l’entreprise israélienne Rafael Advanced Systems, a commencé à fabriquer des missiles guidés antichars Spike pour l’armée indienne. En 2019, KRAS a reçu une commande de 100 millions de dollars pour produire le Barak-8, un missile sol-air à longue portée, pour la marine indienne [22]. Fin 2021, l’armée indienne a commandé des drones israéliens Skystriker ; ceux-ci seront désormais produits dans une joint-venture entre l’entreprise israélienne Elbit Systems et l’entreprise indienne Alpha Design Technologies, dans la ville indienne de Bengaluru. Israël aurait ainsi reçu, dans le cadre de sa guerre contre le Hamas, plusieurs dizaines de drones de combat Hermes 900 Kochav produits en Inde [23], valant aux autorités indiennes des accusations de « complicité » dans les « crimes de guerre » (sic) commis par Israël en Palestine [24].

Par ailleurs, comme évoqué supra, l’Inde fait partie d’une plateforme intergouvernementale, le I2U2. Créé le 14 juillet 2022 [25], ce groupe rassemble les Etats-Unis, les Emirats arabes unis, l’Inde et Israël. Si le I2U2 vise à accroître la coopération dans les domaines de la sécurité alimentaire, de l’eau, de l’énergie, des transports, de l’espace, de la santé et de la technologie [26], il revêt un caractère avant tout éminemment géopolitique : il s’agit pour les Etats-Unis de concurrencer l’influence croissante de la Chine au Moyen-Orient d’une part et, pour Israël, de pérenniser les Accords d’Abraham. Le I2U2 n’en est pour le moment qu’à ses premiers pas - la deuxième réunion officielle s’est tenue en février 2023 [27] - mais témoigne de la proximité stratégique existant entre l’Inde et Israël - ainsi, comme évoqué en première partie de cet article, que les Emirats arabes unis - et leur capacité à s’engager ensemble sur l’échiquier géopolitique mondial.

De fait, grâce au soutien des Emirats arabes unis et d’Israël, l’Inde tend à s’engager de plus en plus au Moyen-Orient, tant diplomatiquement, économiquement que militairement ; ce sera l’objet de la troisième et dernière partie de cet article.

Bibliographie :
 PANT, Harsh V. India-Israel partnership : Convergence and constraints. Middle East Review of International Affairs, 2004, vol. 8, no 4, p. 61-70.
 FAHEEM, Farrukh, XINGANG, Wang, WASIM, Muhammad, et al. Identity and interests : History of Pakistan’s foreign policy and the Middle Eastern muslim states, 1947 to 1956. Cogent Social Sciences, 2021, vol. 7, no 1, p. 1967567.

Sitographie :
 India abstains from UN resolution calling for ‘humanitarian truce’ between Israel, Hamas, Scroll In, 28/10/2023
https://scroll.in/latest/1058247/india-abstains-from-un-resolution-for-humanitarian-truce-between-israel-hamas
 The Origins and Evolution of the Palestine Problem : Part II (1947-1977), United Nations, date inconnue
https://www.un.org/unispal/history2/origins-and-evolution-of-the-palestine-problem/part-ii-1947-1977/
 How India went from voting against Israel’s creation to being its brother in arms, The Print, 14/10/2023
https://theprint.in/defence/how-india-went-from-voting-against-israel-creation-to-a-close-defence-partner/1803452/
 Narendra Modi en Israël : enjeux et limites d’un rapprochement « historique », RFI, 05/07/2017
https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20170705-narendra-modi-israel-inde-visite-armements-avions-partenariat-congres-bjp
 Defence, trade and Bollywood : Netanyahu visits India, Al Jazeera, 14/01/2018
https://www.aljazeera.com/news/2018/1/14/defence-trade-and-bollywood-netanyahu-visits-india
 As attacks on Christians become more frequent, a crisis looms for Israel, The Times of Israel, 30/03/2023
https://www.timesofisrael.com/as-attacks-on-christians-become-more-frequent-a-crisis-looms-for-israel/
 India enacts citizenship law criticised as ‘discriminatory’ to Muslims, The Guardian, 12/03/2024
https://www.theguardian.com/world/2024/mar/11/india-enacts-citizenship-law-criticised-as-discriminatory-to-muslims
 India and Israel : The arms trade in charts and numbers, The Middle East Eye, 31/05/2022
https://www.middleeasteye.net/news/india-israel-arms-trade-numbers
 IAF inducts Barak 8 air defence system that can hit multiple targets 70km away, Hindustan Times, 09/09/2021
https://www.hindustantimes.com/india-news/iaf-inducts-barak-8-air-defence-system-that-can-hit-multiple-targets-70km-away-101631198455089.html
 Indian Air Force (IAF) SPYDER : All You Need To Know, Jagran Josh, 23/05/2022
https://www.jagranjosh.com/general-knowledge/indian-air-force-iaf-spyder-all-you-need-to-know-1653309599-1
 India drops plan to arm Heron drones under Project Cheetah : Here’s why, The Print, 08/11/2023
https://theprint.in/defence/india-drops-plan-to-arm-heron-drones-under-project-cheetah-heres-why/1836747/
 Indian Air Force to buy SPICE-2000 bombs from Israel, last used in Balakot airstrikes, India Today, 30/06/2020
https://www.indiatoday.in/india/story/indian-air-force-buy-spice-2000-bombs-missile-israel-balakot-pakistan-air-strike-1695606-2020-06-30
 Kalyani Rafael gets $100-million order for BARAK-8 missile kits, The Week, 11/07/2019
https://www.theweek.in/news/biz-tech/2019/07/11/kalyani-rafael-gets-100-million-order-barak-8-missiles-kits.html
 War on Gaza : Indian-made Israeli ’killer’ drones set to make their way to Gaza, Middle East Eye, 12/02/2024
https://www.middleeasteye.net/news/war-on-gaza-indian-made-israel-killer-hermes-drone-make-way
 Civil society challenges India’s ties with Israel, warns of war crimes complicity, Arab News, 24/02/2024
https://www.arabnews.com/node/2465811/world
 Joint Statement of the Leaders of India, Israel, United Arab Emirates, and the United States (I2U2), The White House, 14/07/2022
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/07/14/joint-statement-of-the-leaders-of-india-israel-united-arab-emirates-and-the-united-states-i2u2/
 Le premier forum d’affaires I2U2 aura lieu jeudi à Abou Dhabi, I24 News, 22/02/2023
https://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/1677067439-le-premier-forum-d-affaires-i2u2-aura-lieu-jeudi-a-abou-dhabi

Publié le 15/03/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Zones de guerre

Israël

Économie