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Le rapprochement initié par un grand nombre de pays du Moyen-Orient avec les BRICS s’explique, avant tout, par leur volonté de dédollariser leurs échanges commerciaux (I) ; l’engouement créé par la volonté d’expansion des BRICS ne doit pas éclipser, toutefois, la place toujours incontournable du dollar et de la puissance américaine dans la région, ainsi que la volonté des pays moyen-orientaux non pas de se retourner contre les États-Unis, mais de s’attirer plutôt les bonnes faveurs de nouveaux partenaires commerciaux (II).
Lire la partie 1 : Les BRICS, une alternative alléchante à l’ordre international dominé par les États-Unis et leurs alliés
L’adhésion d’une large part du Moyen-Orient au projet d’expansion des BRICS n’apparaît d’autant moins anodin qu’il se double d’une volonté réelle de prendre part à la politique et aux outils financiers promus par les BRICS pour proposer une alternative au modèle économique « occidental ». Ainsi, l’Arabie saoudite serait par exemple en discussion afin rejoindre la New Development Bank, la « banque des BRICS » [1] ; bien plus qu’un simple geste politique, il s’agirait pour le royaume wahhabite d’un réel investissement financier et géopolitique car la NDB, subissant la réduction des capacités financières russes en raison des sanctions internationales appliquées à son encontre, se trouvait potentiellement contrainte de revoir ses capacités réelles de financement [2]. L’arrivée probable de l’Arabie saoudite change la donne et permettra de donner une nouvelle impulsion à la banque des BRICS [3] qui ambitionne de « libérer les pays émergents de leur soumission aux institutions financières traditionnelles » [4], selon les mots du président brésilien lors de sa visite en Chine, en avril 2023.
Au-delà de l’exemple saoudien, d’autres pays du Moyen-Orient se distinguent également par leur zèle pour appliquer, avant même leur adhésion officielle aux BRICS, les leitmotiv financiers de ces derniers, notamment en matière de « dédollarisation ». Ainsi les autorités irakiennes ont-elles par exemple interdit, le 14 mai dernier, aux Irakiens de continuer à échanger et commercer en dollar américain, affirmant qu’il s’agirait désormais d’un « crime punissable par la loi » [5]. Cette décision est d’autant plus historique que, depuis l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003 [6], le système monétaire irakien repose sur un taux de change fixe entre le dinar irakien et le dollar américain. Relativement complexe à expliquer [7], ce mécanisme rend la monnaie irakienne à la merci des décisions de la banque centrale des États-Unis, la « Fed » [8], et plus largement de toute décision américaine vis-à-vis du dollar. A cet égard, le ralentissement très net des approvisionnements américains en dollars vers l’Irak ces derniers mois afin de lutter contre les transferts illicites de dollars vers la Syrie et l’Iran depuis le territoire irakien, s’est avéré particulièrement dommageable pour la population irakienne, faisant perdre toujours plus de valeur au dinar irakien [9]. Cette situation a d’ailleurs poussé, en février 2023, les autorités irakiennes à autoriser l’usage des yuans dans leurs échanges commerciaux avec la Chine [10].
En matière de finances, les pétrodollars [11], monnaie d’échange par excellence des biens pétroliers depuis 1973, en particulier au Moyen-Orient, sont eux aussi de plus en plus contestés par les pays de la région. Ainsi, en janvier 2023, le ministre saoudien des Finances, Mohammed Al-Jadaan, déclarait quant à lui que son pays étudiait la possibilité de vendre son pétrole en utilisant différentes devises, notamment l’euro et le yuan chinois [12] ; une décision s’inscrivant dans la logique d’une relation économique toujours plus forte avec la Chine qui, depuis 2020, est devenue le principal partenaire économique de l’Arabie saoudite [13] mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient comme les Emirats arabes unis qui, en mars dernier, contribuaient à l’obtention du plus gros contrat de gaz naturel liquéfié (GNL) en yuans chinois entre TotalEnergies et China National Offshore Oil Corporation [14]. Le yuan parvient ainsi à s’imposer progressivement comme une monnaie d’échange alternative au pétrodollar au Moyen-Orient.
La devise chinoise n’apparaît pas, toutefois, comme la seule alternative monétaire pour les pays de la région. En effet, comme mentionné supra, les BRICS ont avancé l’idée d’une monnaie commune pour les échanges entre membres du groupe. Autrement dit, il ne s’agirait pas d’une monnaie commune comme l’euro, utilisée dans la vie de tous les jours par les citoyens du Vieux Continent, mais d’une monnaie devant permettre des échanges commerciaux plus fluides et plus stables entre pays, sans devoir passer par des conversions de la devise du pays acheteur vers les dollars avant d’être reconvertis à nouveau dans la devise du pays vendeur, comme cela se fait actuellement. L’idée d’une monnaie d’échanges commune entre pays membres des BRICS sera à l’agenda du sommet prévu en Afrique du Sud au mois d’août prochain [15] et séduit déjà au Moyen-Orient : l’Égypte s’est en effet montrée intéressée par cette perspective et a d’ores et déjà annoncé, le 3 juin dernier, son souhait d’abandonner le dollar dans ses échanges commerciaux avec les pays membres des BRICS [16].
Malgré ces éléments concourant à confirmer la tendance indiscutable d’une perte de vitesse américaine dans la région et d’une entrée remarquée de la Chine flanquée des BRICS, il convient, toutefois, de ne pas laisser cours à de quelconques raccourcis analytiques : si les éléments décrits supra vont nécessiter une veille d’autant plus attentive que ce phénomène devrait aller croissant, les États-Unis sont, pour le moment encore, un acteur économique incontournable du Moyen-Orient.
En effet, le dollar reste encore la devise maîtresse dans la région ; depuis les années 1970, les États du Golfe producteurs de pétrole ont établi un partenariat avec les États-Unis dans le cadre duquel Washington assure leur sécurité moyennent la production et la vente de pétrole de leur part [17]. Ainsi, la plupart des pays du Golfe, à l’exception du Koweït, ont indexé leur monnaie au dollar américain [18]. Un vrai signe de dédollarisation serait, dès lors, une désindexation de ces devises, qui n’est nullement arrivée pour le moment.
De fait, la quasi-totalité des grandes transactions financières, y compris sur les marchés de l’énergie au Moyen-Orient, sont toujours libellées en dollars : la devise américaine représentait 96 % du commerce mondial au cours des dernières décennies, tandis que le yuan n’en représentait que 2 % en 2022 [19]. De fait, il ne semble pas y avoir d’alternative viable parmi les monnaies mondiales pour remplacer le dollar dans un avenir futur en dépit d’une lente désaffection pour le billet vert, en raison notamment de sa stabilité et de l’existence de structures financières éprouvées et crédibles.
Cette question de la stabilité et de la crédibilité apparaît, de fait, primordiale dans la capacité des BRICS à porter leur projet alternatif et à entraîner avec eux les nombreux pays candidats souhaitant rejoindre le groupe. En effet, loin d’apparaître unis, les BRICS sont parcourus de divisions allant croissant concomitamment à leur montée en puissance respective. Ainsi, les tensions entre l’Inde et la Chine, rivaux historiques, croissent notablement au fil des années. New-Dehli tend par exemple à chercher à tirer parti de sa propre puissance et de la dynamique initiée par les BRICS pour rivaliser avec Pékin au Moyen-Orient, comme ont pu le montrer par exemple les négociations, début janvier 2023, engagées entre l’Inde et les Émirats arabes unis visant à se passer du dollar dans le cadre de leurs échanges non-pétroliers et à privilégier, à la place, la devise indienne, la roupie [20]. Il est intéressant de constater, là encore, qu’Abou Dhabi a annoncé d’emblée sa volonté d’exclure les échanges pétroliers de ces discussions afin que ces derniers soient toujours payés en dollars, confirmant la suprématie du pétrodollar évoquée supra.
Ainsi, l’expansion des BRICS au Moyen-Orient apparaît comme le symptôme d’une nouvelle ère géopolitique dans la région. Toutefois, malgré l’entrée en scène particulièrement notable de la Chine et, avec elle, des BRICS dans la région, il convient d’y voir là davantage l’émergence d’une géoéconomie multipolaire dominée principalement par les Etats-Unis, la Chine et la Russie plutôt qu’un véritable basculement géopolitique par lequel le Moyen-Orient délaisserait l’influence américaine pour la remplacer par une tutelle chinoise. En effet, malgré les jeux d’alliance entretenus dans la région par Washington, la realpolitik caractérise les relations diplomatiques de la région et l’influence croissante des BRICS doit davantage être perçue comme l’acceptation d’un nouveau partenaire politique et économique plutôt que comme la formation d’un « bloc » opposé aux Etats-Unis. Il n’en demeure pas moins que cette multipolarisation de plus en plus marquée du Moyen-Orient apparaît prometteuse de nombreuses mutations dans la région, comme la récente signature à Pékin de l’accord de normalisation diplomatique entre Riyad et Téhéran a pu le montrer. La capacité des BRICS à surmonter les différends en leur sein et à offrir une alternative non seulement économique mais également politique à la domination des États-Unis et de ses alliés, portée par une voix commune et unie, reste une question pour le moment toute ouverte pour l’avenir du groupe et de ses ambitions.
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Maghreb et Moyen-Orient : les pays producteurs de pétrole et de gaz en 2021
– Le jeu des alliances irano-américaines au Moyen-Orient : des pactes et des actes
– Entretien avec Elena Aoun et Thierry Kellner - Le Moyen-Orient vu par la Chine
– L’Inde, autre exemple de diplomatie émergente au Moyen-Orient
– Le pacte de coopération stratégique entre l’Iran et la Chine : projections de puissances communes ou opportunisme ?
Bibliographie :
AKDAĞ, Zekeriyya. Türkiye–Çin ilişkilerinin tarihsel gelişimi. HAFIZA, 2019, vol. 1, no 1, p. 40-57.
Sitographie :
– ’BRICS bank’ returns to global capital markets after Russian invasion, Devex, 21/04/2023
https://www.devex.com/news/brics-bank-returns-to-global-capital-markets-after-russian-invasion-105395
– Saudi Arabia reportedly in talks to join BRICS bank to enhance financial strength amid de-dollarization : experts, Global Times, 28/05/2023
https://www.globaltimes.cn/page/202305/1291506.shtml
– Brazil’s Lula takes swipe at IMF and World Bank on China trip, France24, 13/04/2023
https://www.france24.com/en/tv-shows/business-daily/20230413-brazil-s-lula-takes-swipe-at-imf-and-world-bank-on-china-trip
– Iraqis banned from dealing in US dollars, The National, 15/05/2023
https://www.thenationalnews.com/mena/iraq/2023/05/15/iraqis-banned-from-dealing-in-us-dollars/
– L’argent de l’Irak toujours sous contrôle américain, Orient XXI, 27/02/2023
https://orientxxi.info/magazine/l-argent-de-l-irak-toujours-sous-controle-americain,6241
– Iraq : What is the situation of the Iraqi Dinar ? Its exchange rate against the dollar ? What is the rather complex mechanism put in place ? Explanations, Ecomnews Med, 28/02/2023
https://www.ecomnewsmed.com/en/2023/02/28/iraq-what-is-the-situation-of-the-iraqi-dinar-its-exchange-rate-against-the-dollar-what-is-the-rather-complex-mechanism-put-in-place-explanations/
– Targeting Iran, US tightens Iraq’s dollar flow, causing pain, AP News, 02/02/2023
https://apnews.com/article/united-states-government-iraq-business-0628bad5e4d46315951c90681baba202
– Iraq to allow trade with China in yuan - state media, Reuters, 22/02/2023
https://www.reuters.com/business/iraq-allow-trade-with-china-yuan-state-media-2023-02-22/
– Saudi Arabia Says Open to Settling Trade in Other Currencies, Bloomberg, 17/01/2023
https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-01-17/saudi-arabia-open-to-talks-on-trade-in-currencies-besides-dollar#xj4y7vzkg
– How China Became Saudi Arabia’s Largest Trading Partner, Visual Capitalist, 19/02/2023
https://www.visualcapitalist.com/cp/how-china-became-saudi-arabias-largest-trading-partner/
– ’Petrodollar’ at risk as TotalEnergies sells LNG to China in yuan, RFI, 31/03/2023
https://www.rfi.fr/en/business/20230331-petrodollar-under-threat-as-france-s-totalenergies-sells-lng-to-china-in-yuan
– How long will the dollar last as the world’s default currency ? The BRICS nations are gathering in South Africa this August with it on the agenda, Fortune, 25/06/2023
https://fortune.com/2023/06/25/dollar-reserve-currency-brics-brazil-russia-india-china-south-africa/
– Egypt to abandon dollar in trade with BRICS, Iran Front Page, 13/06/2023
https://ifpnews.com/egypt-dollar-trade-brics/
– After Oil-for-Security : A Blueprint for Resetting US-Saudi Security Relations, MEI, 17/02/2023
https://www.mei.edu/publications/after-oil-security-blueprint-resetting-us-saudi-security-relations
– Rethinking the Currency Peg in the Gulf Arab States, The Arab Gulf States Institute in Washington, 07/12/2022
https://agsiw.org/rethinking-the-currency-peg-in-the-gulf-arab-states/
– Is China playing long game against dollar in Middle East ?, Al Monitor, 06/04/2023
https://www.al-monitor.com/originals/2023/04/china-playing-long-game-against-dollar-middle-east
– UAE Explores Non-Oil Trade in Rupees, Sees Major Role for Crypto, Bloomberg, 20/01/2023
https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-01-20/uae-india-in-early-talks-to-settle-non-oil-trade-in-rupees#xj4y7vzkg
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[2] https://www.devex.com/news/brics-bank-returns-to-global-capital-markets-after-russian-invasion-105395
[4] https://www.france24.com/en/tv-shows/business-daily/20230413-brazil-s-lula-takes-swipe-at-imf-and-world-bank-on-china-trip
[7] https://www.ecomnewsmed.com/en/2023/02/28/iraq-what-is-the-situation-of-the-iraqi-dinar-its-exchange-rate-against-the-dollar-what-is-the-rather-complex-mechanism-put-in-place-explanations/
[8] Pour “Federal Reserve System”.
[9] https://apnews.com/article/united-states-government-iraq-business-0628bad5e4d46315951c90681baba202
[11] Dollar provenant des ventes de pétrole par les pays exportateurs, placé par l’entremise du système bancaire international.
[12] https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-01-17/saudi-arabia-open-to-talks-on-trade-in-currencies-besides-dollar#xj4y7vzkg
[14] https://www.rfi.fr/en/business/20230331-petrodollar-under-threat-as-france-s-totalenergies-sells-lng-to-china-in-yuan
[15] https://fortune.com/2023/06/25/dollar-reserve-currency-brics-brazil-russia-india-china-south-africa/
[17] https://www.mei.edu/publications/after-oil-security-blueprint-resetting-us-saudi-security-relations
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