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La Turquie et la guerre en Ukraine : une position de médiateur fragile

Par Ines Gil
Publié le 27/07/2023 • modifié le 15/09/2023 • Durée de lecture : 5 minutes

Considérations économiques et géostratégiques

 
Au lendemain du 24 février 2022, la Turquie a dénoncé l’invasion russe, en la jugeant « inacceptable », et en la qualifiant de « violation claire du droit international ». Elle a aussi appliqué la Convention de Montreux, en interdisant le passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles des navires de guerre des deux pays belligérants, sauf s’ils vont rejoindre leurs ports d’attache. Mais dans le même temps, Ankara a refusé d’appliquer les sanctions occidentales contre Moscou. Cette position n’est pas inédite. Déjà en 2014, le pouvoir turc avait condamné avec fermeté l’annexion de la Crimée par la Russie, et avait donné « asile aux représentants des Tatars de la presqu’île en exil » rappelle le chercheur Jean Marcou [2]. Mais malgré les condamnations, déjà à cette époque, Ankara n’avait pas appliqué les sanctions contre Moscou instaurées en 2014 par l’Union européenne et les Etats-Unis.
 
Ces dernières décennies, bien que membre de l’OTAN, la Turquie a développé des liens forts tant avec Moscou qu’avec Kiev. Depuis la guerre en Ukraine, elle a tenté de maintenir un équilibre dans ses relations avec les deux pays. Selon le Bayram Balci, chercheur au CERI Sciences Po, « la Turquie ne peut se passer de la Russie en matière de ressources énergétiques. En 2021, Moscou a représenté environ un quart des importations de pétrole de la Turquie et 45% de ses achats de gaz naturel. Elle importe aussi du blé russe en grande quantité ». Plongée dans une crise économique virulente depuis 2020, Ankara compte aussi sur les investissements russes, « comme en témoigne l’exemple de la centrale d’Akkuyu. La banque russe Sberbank a accordé un prêt d’un montant de 800 millions de dollars pour le chantier Akkuyu. » En 2021, les échanges commerciaux avec la Russie s’élevaient à 34,7 milliards de dollars.
 
Ankara tient également à préserver ses relations avec l’Ukraine, « qui reste un important pourvoyeur de produits agricoles, notamment d’huile de tournesol, et qui constituait avant la guerre un des principaux viviers de touristes pour Ankara ». En 2021, les échanges commerciaux turco-ukrainiens s’élevaient à 7,4 milliards de dollars, avec une perspective de croissance [3]. L’Ukraine achète également des armes turques « notamment des drones Bayraktar TB2, rendus célèbres pour avoir permis la destruction de nombreuses colonnes de chars russes » selon le chercheur Bayram Balci.
 
Les considérations sont économiques, mais également géostratégiques. La rivalité historique avec la Russie est inscrite dans la mémoire collective turque, les liens développés ces dernières années avec Kiev ont notamment eu pour but de freiner les velléités expansionnistes de Moscou. En parallèle, profondément marqués par les évènements consécutifs à l’effondrement de l’Empire ottoman, les Turcs se méfient aussi des Occidentaux, dont le président Erdogan dénonce régulièrement l’interventionnisme. Selon le docteur en science politique et relations internationales à l’Inalco, Aurélien Denizeau, « en maintenant des relations fortes avec Kiev, les Turcs évitent la rupture avec les Occidentaux. Pour la Turquie, malgré les frictions avec l’Occident, l’OTAN constitue un forum où elle peut jouer de son influence. D’un autre côté, elle a besoin de préserver sa coopération avec la Russie, pour maintenir sa présence sur un certain nombre de terrains de conflits où Moscou est plus ou moins active, comme en Syrie, en Libye ou encore dans le Caucase (Arménie/Haut-Karabakh). » Bien que membre de l’OTAN, la Turquie se projette donc comme un acteur autonome prêt à développer des relations avec des pays ennemis de l’Occident.
 
Selon Aurélien Denizeau, même si le pouvoir turc s’est opposé à l’invasion de l’Ukraine, la guerre constitue tout de même une aubaine, « depuis le début des années 2010, la Turquie était perçue par les Occidentaux comme trop interventionniste, voire agressive sur divers terrains de conflits où elle n’est même pas parvenue à obtenir de vrais résultats. La guerre en Ukraine a changé son image à l’international. La Turquie est aujourd’hui perçue comme un médiateur indispensable, capable de mettre les acteurs du conflit autour d’une table. »
 

Un équilibre fragile

 
Néanmoins, cette position d’arbitre reste fragile. Début juillet, le président Erdogan a validé l’adhésion de la Suède à l’organisation du traité de l’Atlantique nord, et affirmé que l’Ukraine « mérite d’intégrer l’OTAN ». En parallèle, cinq commandants du régiment Azov ont été rapatriés en Ukraine dans l’avion qui ramenait Volodymyr Zelensky d’Istanbul. Les vétérans du siège d’Azovtal, faits prisonniers par la Russie à l’issue de la bataille de Marioupol, devaient rester en Turquie jusqu’à la fin du conflit à la faveur d’un accord. Quelques mois plus tôt, en mars, alors que la Turquie avait constitué depuis le début du conflit une plaque tournante pour acheminer des marchandises sous sanctions vers la Russie, les autorités turques ont décidé de faire cesser ces acheminements. Environ 120 sociétés turques, parmi lesquelles Azu International et Dexias Türkiye, se sont retrouvées sur la liste des entreprises sanctionnées par le Trésor américain.
 
Même si la Turquie continue de ménager Moscou, un léger glissement vers le camp occidental pro-ukrainien est aujourd’hui visible. Comment expliquer cette évolution ?
 
Au lendemain du séisme de février 2023, un certain nombre d’observateurs suggérait que la Turquie deviendrait dépendante de bailleurs de fonds internationaux, opérant un rééquilibrage de sa diplomatie du côté occidental, « mais cela n’a pas vraiment eu d’incidences sur la politique étrangère turque » affirme le chercheur Bayram Balci, « le secteur de la construction est performant en Turquie. Contrairement à ce qu’on a pu penser, le séisme n’a pas modifié la politique étrangère turque. La reconstruction est même susceptible d’ouvrir des perspectives économiques en cette période de crise. »
 
En réalité, le léger virage de la Turquie pourrait s’expliquer par l’affaiblissement de la Russie selon Aurélien Denizeau « sur le terrain en Ukraine, la Russie a accumulé les revers. Et surtout, après la mutinerie de Wagner, le président Poutine a été affaibli. Dans ce contexte, les Turcs sentent qu’ils peuvent tirer la corde du côté occidental ».
 
Le 17 juillet dernier, la Russie a suspendu sa participation à l’accord céréalier en mer Noire. « L’accord s’est de facto terminé aujourd’hui » a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. L’initiative céréalière de la mer Noire avait été signée en juillet 2022, entre Moscou et Kiev sous l’égide de la Turquie et de l’ONU, pour permettre l’exportation des céréales ukrainiennes essentielles à la sécurité alimentaire de nombreux pays. La Turquie, pour qui cet accord était devenu le symbole de son succès diplomatique en tant que médiateur, tenterait aujourd’hui, aux côtés de l’ONU, de convaincre Moscou de revenir sur sa décision. Mais quelle est la marge de manœuvre d’Ankara, à l’heure où les Turcs opèrent un léger glissement vers la position occidentale ?

Publié le 27/07/2023


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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