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L’institution de la dhimma, pacte d’obligation réciproque passé entre les non-musulmans reconnus comme « gens du Livre » et l’État théocratique musulman qui met en place un statut discriminatoire mais « protégé » pour ces derniers, règle la condition de ceux qu’on appelle donc les « dhimmî » du VIIe siècle jusqu’à la chute de l’Empire ottoman. Mais le XXe siècle est le temps de l’émergence d’un monde musulman contemporain composé d’entités politiques beaucoup plus nombreuses, qui correspondent peu ou prou à la typologie actuelle des États du Moyen-Orient et se fondent sur la revendication d’une identité spécifique qui justifie la mise en place d’institutions nouvelles et d’un cadre éthico-légal particulier à chaque pays.
Avec la fin de l’Empire ottoman disparaît l’ambition impériale musulmane, présente depuis les tout premiers temps de l’islam, et s’amorce une reconfiguration globale qui passe aussi par une mise en question et une réappropriation de la tradition islamique. À cette tradition appartient notamment la dhimma, réponse ancestrale à la question du statut des non-musulmans : alors que le concept ne disparaît pas, et que le système des millet perdure même dans plusieurs États post-ottomans, de quelle manière les différents États moyen-orientaux contemporains répondent-ils à la question des populations non-musulmanes ? Il est bien évident que cette question n’a de sens que dans un État sinon théocratique, du moins largement dominé par la référence à la religion musulmane, et où la shari‘â est la principale source du droit. Les différentes réponses proposées ne sont compréhensibles qu’au sein d’un complexe politico-juridique plus large, ce pourquoi une typologie des divers États de la région est nécessaire pour saisir dans quel contexte la dhimma peut être réinterprétée. Sa postérité concrète peut ensuite être analysée, à travers notamment l’exemple du système des millet, toujours en place dans des pays comme la Syrie, la Jordanie ou l’Égypte. Enfin, la situation globale des non-musulmans dans les pays islamiques du Moyen-Orient, soit au sein du cadre de la dhimma soit en dehors, peut être étudiée, en comparaison notamment avec les siècles précédents.
À l’exception – notable – de l’Iran, tous les États du Moyen-Orient se sont mis en place dans leur configuration actuelle au cours du XXe siècle. Chacun, que ce soit pour marquer sa spécificité par rapport à l’ensemble ottoman ou, ensuite, pour s’émanciper d’une tutelle européenne, s’est construit sur des fondements propres, au niveau de l’organisation politique mais aussi du droit civil et pénal et du statut des citoyens. Deux grands groupes émergent, différenciés sur le critère de l’adoption ou non de la shari‘â (la loi islamique) comme source principale du droit – ce qui est le cas en Arabie Saoudite, au Koweït, à Bahreïn, aux Émirats arabes unis, au Qatar, à Oman, au Yémen, en Iran et en Libye. D’autres pays, tels la Syrie ou la Turquie, mettent en avant le principe de laïcité pour des raisons historiquement diverses et sous des régimes d’application concrète plus ou moins efficaces ; mais dans ces États, comme aussi en Jordanie, au Liban, en Égypte et en Irak, la loi islamique n’est pas appliquée à des citoyens non-musulmans, ce qui signifie qu’il n’y a pas de dhimmî ni de hiérarchie entre les groupes confessionnels. Toutefois, si la loi islamique n’est donc pas le fondement du droit pénal, il existe dans la plupart de ces pays une reconnaissance officielle du « statut personnel » qui se fonde notamment sur l’appartenance à une communauté confessionnelle. En Égypte par exemple, si le droit pénal, laïc, est le même pour tous, le droit civil est pluriel et tributaire de la condition de la personne : aux musulmans s’applique le droit musulman, aux juifs la loi juive, etc. Perdurent donc des juridictions séparées, qui bénéficient d’une grande autonomie dans tout ce qui concerne la situation civile et règlent notamment les mariages, naissances et funérailles. Il est intéressant de constater que même dans le pays de tradition non-musulmane qu’est Israël, cette notion de statut personnel est institutionnalisée : le mariage civil n’existant pas, c’est au sein des Églises que se règle l’union entre deux personnes et que se constitue la famille, constituant élémentaire du corps social.
Dans les pays où la source principale du droit est la loi islamique, comme l’Arabie Saoudite, l’Iran ou les Émirats arabes unis, les non-musulmans sont également soumis à l’observance de cette loi ; ils sont de plus considérés comme des citoyens de second ordre, comme dans l’Empire abbasside médiéval ou dans l’Empire ottoman.
Si l’on voit bien à travers cette typologie que la situation des non-musulmans en terre d’islam est largement tributaire du choix idéologique effectué au moment de la constitution de l’État, on peut tout de même se demander jusqu’à quel point le modèle de la dhimma traditionnelle continue d’influencer l’organisation sociale de ces pays, quitte à faire l’objet d’une réinterprétation parfois assez large. En effet, le système des millet – version ottomane de la dhimma – perdure, dans certains États post-ottomans comme le Liban, la Syrie, l’Autorité Palestinienne, la Jordanie ou l’Égypte mais aussi dans des États non-ottomans, tels que l’Iran ou le Pakistan. Il recouvre une réalité concrète bien précise : la reconnaissance par l’État – qu’il soit théocratique ou non – de communautés confessionnelles disposant dans la plupart des cas d’une certaine autonomie juridique, à travers l’existence de tribunaux spéciaux – se fondant sur la loi ou la tradition de la confession religieuse reconnue – qui jugent les affaires de mariage, divorce, adoption, héritage. Ce système s’inscrit donc dans la droite lignée de la dhimma traditionnelle, qu’il prolonge jusqu’à nos jours ; toutefois, l’idée originelle de « pacte » réciproque entre les dhimmî et l’État islamique semble avoir disparu, même dans les pays qui, à l’instar de l’Iran, se définissent comme tels ; ainsi, les obligations vestimentaires et la notion de protection de la liberté de culte sont absents du système contemporain des millet. C’est principalement le volet juridique du système qui a été conservé.
Dans plusieurs États, ce système est prolongé par une organisation politique particulière dont le Liban a été le premier instigateur lors de l’élaboration de la Constitution de 1920, toujours en vigueur. Ce modèle politique porte le nom de confessionnalisme, parce qu’il se fonde justement sur la division du corps politique en plusieurs communautés différenciées sur le critère de leur confession religieuse, toutes égales devant la loi et devant toutes participer à l’exercice du pouvoir. Cette participation est d’ordre représentative, et fonctionne donc sur un système proportionnel avec, par exemple, un nombre de sièges réservés au Parlement par confession officielle. Outre le Liban, où les trois principales confessions sont la communauté chrétienne maronite, la communauté musulmane sunnite et la communauté musulmane chiite, ce système est également en vigueur au sein de l’Autorité Palestinienne, en Iran et en Jordanie. En Iran, la Constitution établie à la suite de la révolution constitutionnelle de 1906 prévoit des sièges réservés au Parlement pour les communautés chrétienne, juive et zoroastrienne – minorités religieuses reconnues comme « Gens du Livre » – mais laisse de côté les musulmans sunnites, les sabéens (très peu nombreux) et les Baha’is, qui sont pourtant plus de trois cent mille mais font l’objet de sévères persécutions. Cet exemple montre l’ambiguïté du système : s’il assure une reconnaissance politique et sociale aux minorités religieuses, il laisse dans l’ombre ceux qui sont soit trop peu nombreux, soit incompatibles avec l’idéologie du régime en place, et ouvre ainsi la voie à des persécutions d’autant plus sujettes à l’impunité que ces communautés n’ont aucun vecteur d’expression possible. Au Liban, en revanche, de telles persécutions n’existent pas, mais l’extrême communautarisation de la vie politique et sociale peut atteindre le but opposé à celui poursuivi par les inspirateurs de la Constitution, et aggraver les tensions inter-communautaires au lieu de les résoudre. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un modèle politique original, inspiré par l’histoire complexe d’un Moyen-Orient qui a toujours été un espace de rencontre entre des cultures, des religions et des traditions très diverses.
Outre la postérité institutionnelle de la dhimma islamique, la situation des non-musulmans en général varie d’un pays à l’autre : dans les États théocratiques, elle est régulée mais située en dehors de la sphère politique ; dans les États non officiellement musulmans, elle est censément similaire à celle des musulmans. Au cours du XXe siècle, les anciens dhimmî ont toutefois pu faire l’objet d’un nouveau type de discrimination, portant cette fois sur la dimension ethnique : l’Égypte nassérienne, par exemple, construite autour de la grande idée du nationalisme arabe, a pu voir éclore des politiques discriminatoires envers les Juifs par exemple – dont la situation au sein des pays islamiques est de plus en plus difficile depuis la création d’Israël et le début du conflit israélo-arabe, toujours irrésolu. De manière générale, avec le développement du socialisme et de l’idée de laïcité dans les pays arabes de la deuxième moitié du XIXe siècle, la notion de dhimmî – et l’insulte qui, à l’époque ottomane, lui était associée : celle de kâfir, « infidèle » – voit s’effacer son sens religieux pour laisser place à une connotation ethnique, beaucoup plus politisée. Cette situation est elle-même en train de s’inverser depuis les révolutions du « printemps arabe » de 2011, qui a vu arriver au pouvoir certains mouvements revendiqués comme islamistes et remettre au goût du jour l’éventuelle idée de fonder toute l’organisation sociale, juridique et politique de l’État sur la loi islamique – auquel cas se reposerait, en des termes nouveaux, la question du statut des non-musulmans et de leur place au sein d’une société islamique. Le modèle à adopter en ce cas serait probablement à imiter de l’Arabie Saoudite, pays où est appliquée la loi islamique dans son interprétation wahhabite-hanbalite, la plus littérale, mais celle aussi à laquelle se réfèrent les grands mouvements islamistes contemporains. La conséquence la plus directe du statut de non-musulman est l’interdiction de pénétrer dans les Lieux Saints, La Mecque et Médine, justement contrôlés par l’Arabie Saoudite et réservés à la prière musulmane.
Une historienne aux théories controversées, Bat Ye’ôr, elle-même juive née en Égypte et ayant vécu un exil provoqué par la politique nassérienne, a développé le concept de « dhimmitude », formé sur un néologisme dont la terminaison rappelle celle de « servitude » pour qualifier la situation des non-musulmans en terre d’islam. Si le terme n’a pas littéralement de sens aujourd’hui, puisque le grand pacte de la dhimma a été rompu au XIXe siècle, sous l’Empire ottoman, il est révélateur de la manière dont une ex-dhimmî peut ressentir une telle situation. Le sujet est encore objet de réflexion pour de nombreux érudits musulmans : l’ayatollah Khomeiny notamment, qui s’est prononcé pour le rétablissement de la jizya, l’impôt de capitation dû par les dhimmî, mais aussi le penseur et écrivain Tariq Ramadan, qui appelle à une large réflexion non seulement en terre d’islam, mais dans le monde entier, sur la notion de multi-culturalisme et de multi-confessionnalisme, et défend l’idée que la tradition musulmane propose à travers la dhimma un modèle suffisamment intéressant pour être réévalué à l’aune de la modernité.
Bibliographie :
– Youssef Courbages & Philippe Fargues, Christians and Jews under Islam, New York, I.B. Tauris Publishers, 1998, 256 pages.
– Bernard Lewis, « L’islam et les non-musulmans », in Annales. Histoire, Sciences sociales, vol.35, n° 3-4, 1980, p. 784-800.
– Bernard Lewis, The Jews of Islam, Princeton University Press, 1987, 280 pages.
– Bernard Lewis, What Went Wrong ? The Clash Between Islam and Modernity in the Middle East, New York, HarperCollins Publishers, 2003, 208 pages.
– Compte-rendu du séminaire « Dhimmi d’hier, citoyen d’aujourd’hui ? » organisé par le Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient, EHESS, 19 mars 2012 (disponible en ligne).
A lire également dans les Clés du Moyen-Orient :
– Les dhimmî dans l’Empire islamique médiéval
– Les dhimmî dans l’Empire ottoman
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
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