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Les dhimmî dans l’Empire ottoman

Par Tatiana Pignon
Publié le 25/03/2013 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Jewish singers and scholars at the moorish court of Cordoba (in modern Andalusia, Spain). Cordoba was in the 10th Century one of the largest cities in the known world. Unlike the rest of Europe lived here Christians, Jews and Muslims together mostly peacefully. Woodcut after drawing by B. Moerlius (German painter, 19th Century)

iStockphoto

Or, dans cet État théocratique musulman, la communauté politique se fonde avant tout sur une communauté de croyance – et donc, sur l’islam ; c’est donc le statut des non-musulmans ou dhimmî, très nombreux dans l’Empire, qui demande d’abord à être précisé. Pour ce faire, les Ottomans reprennent à leur compte l’ancestrale institution musulmane de la dhimma, qu’ils organisent, précisent et codifient à leur manière à travers le système des millet, mis en place par le sultan Mehmet II après la prise de Constantinople en 1453. Outre ce volet juridique de la condition de dhimmî dans l’Empire, et en partie en conséquence de cette régulation précise, les sujets non-musulmans du sultan ottoman jouent également un rôle économique et social à la fois spécifique et essentiel, puisque certaines professions-clé – comme celle de financier – finissent par leur être pratiquement réservées ; sur le plan culturel également, l’impact de ce multi-culturalisme est indéniable et fécond. Enfin, la question des dhimmî dans l’Empire ottoman soulève celle des relations internationales, notamment celles entretenues avec l’Europe chrétienne, mais aussi l’Europe de l’Est et la Russie d’où de nombreux Juifs ashkénazes émigrent vers l’Empire.

La dhimma ottomane : le système des millet

Dès les débuts de la dynastie, à la toute fin du XIIIe siècle, les Ottomans affirment leur ambition impériale en menant une politique d’expansion territoriale et de conquêtes constantes. La légitimité de leur pouvoir se trouve de plus renforcée, au niveau théorique, par leur inscription rapide dans la lignée des pouvoirs musulmans qui remonte aux califes bien-guidés du VIIe siècle, et qui est consacrée au XVIe siècle lorsque le sultan Selim Ier prend le titre de calife, après avoir vaincu les Mamelouks d’Égypte. Il est donc bien naturel que pour gérer la question des non-musulmans, les Ottomans reprennent à leur compte une institution ancestrale de l’islam, la dhimma ou « pacte de protection » : comme dans les précédents empires islamiques, les dhimmî ottomans sont donc soumis à plusieurs obligations – notamment fiscales et vestimentaires – vis-à-vis du pouvoir musulman, en échange de quoi leur sécurité et leur liberté de culte est garantie par l’État. Ce statut discriminatoire est institutionnalisé de manière originale par l’Empire ottoman, qui reconnaît à partir du règne de Mehmet II le Conquérant (1432-1481) trois millet ou « communautés confessionnelles » ayant droit à ce statut de dhimmî : il s’agit du millet juif, du millet arménien et du millet grec-orthodoxe ou roum. Chaque millet constitue donc une communauté à part entière, définie par sa confession religieuse et non par des critères ethniques ou linguistiques, et dirigée par un patriarche qui sert d’intermédiaire entre le millet et le pouvoir central. Le millet se rapproche donc d’une structure ecclésiastique – pour le millet roum, par exemple, c’est le patriarche de Constantinople qui détient l’autorité suprême, qui dialogue avec le sultan ottoman et nomme les évêques grecs-orthodoxes dans l’ensemble du territoire impérial. Un certain nombre de prérogatives sont conférées aux patriarches, ce qui permet à chacune de ces communautés de jouir d’une certaine autonomie : ainsi, le contrôle et l’entretien des écoles, des hôpitaux, des fontaines, des caravansérails, des établissements commerciaux de toutes sortes sont gérés en interne, de même que tout ce qui relève de l’état civil et du statut de la personne. Les patriarches participent également, dans une certaine mesure, au gouvernement de l’Empire, notamment par le prélèvement de la jizya, l’impôt de capitation mâle dû par les dhimmî en reconnaissance de la protection assurée par l’État ottoman. Enfin, du fait de l’application de la loi musulmane (shari‘â) dans l’Empire ottoman, il n’existe pas de justice laïque et universelle : dans la même idée de respect du culte des dhimmî, ceux-ci ont donc le droit d’établir leurs propres tribunaux, qui rendent la justice en fonction des règles spécifiques à la communauté concernée – les seules lois imposées par l’État ottoman étant celles du « pacte » de la dhimma.

Dhimmî et revendications, des Tanzîmât à l’indépendance arménienne

Les millet constituent donc des communautés confessionnelles dont le statut discriminatoire est institutionnalisé et codifié, mais qui ne sont pas persécutées et doivent, au contraire, bénéficier de la protection étatique en cas d’attaques portées contre elles. Toutefois, ces trois millet juif, arménien et grec-orthodoxe sont loin de couvrir l’intégralité des communautés non-musulmanes de l’Empire, même s’il s’agit des trois principales ; c’est pourquoi de nouveaux millet sont créés au XIXe siècle, notamment pour les communautés chrétiennes protestantes ou pour l’Église orthodoxe de Bulgarie, reconnue comme millet en 1870. À cette époque, les millet sont des institutions très puissantes puisqu’ils fondent et organisent le cadre de vie de tous les non-musulmans de l’Empire : même s’il s’agit de communautés confessionnelles et non ethniques ou linguistiques – plus susceptibles d’aspirer à une émancipation politique – le pouvoir ottoman commence à craindre leur potentiel subversif. Une première limitation de leur influence apparaît au moment des Tanzîmât, la grande vague de réformes de la deuxième moitié du XIXe siècle ottoman, avec notamment la création de tribunaux laïcs voués à remplacer les tribunaux religieux – ce qui a pour conséquence de placer le judiciaire sous la tutelle de l’État central, en retirant les prérogatives jusque-là détenues par les millet. L’idée sous-tendant ces réformes consiste en une promotion de « l’ottomanisme » qui passe par une intégration des différentes communautés dans un modèle général promu par la Sublime Porte. Leur succès sera toutefois mitigé, et, sous l’effet aussi des idées françaises diffusées dans l’Empire à partir du XIXe siècle, les millet deviennent de plus en plus un lieu de remise en cause de la domination ottomane et d’expression d’un sentiment national en germe, fondé sur l’identification entre communauté confessionnelle et communauté ethnique, aspirant à une indépendance politique – l’exemple le plus flagrant de cette évolution étant celui du millet arménien, qui, dès 1878, exprime le désir de fonder un État autonome [1]. L’assimilation entre ethnicité et religion est en effet, dans le cas arménien, d’autant plus aisée qu’un État d’Arménie a existé par le passé aux frontières de l’Empire byzantin : la longue histoire du peuple arménien et son attachement à une terre définie rend ainsi plus forte le désir d’indépendance, d’autant que ce peuple chrétien vit de plus en plus mal le fait de vivre sous domination musulmane. C’est ainsi qu’une véritable « question arménienne » voit le jour dans l’Empire au XIXe siècle, qui culminera avec le génocide de 1915-1916 et trouvera une résolution politique avec la proclamation de l’indépendance arménienne le 20 mai 1918, bien que celle-ci soit deux ans plus tard intégrée à l’URSS nouvellement créée.

Être dhimmî dans l’Empire ottoman

Comme dans l’Empire islamique médiéval, les dhimmî occupent dans l’Empire ottoman une place bien particulière sur les plans économiques et sociaux. Très communautarisés, ils pratiquent l’endogamie et se regroupent la plupart du temps dans des quartiers spécifiques à l’intérieur des villes. Sur le plan du travail, les dhimmî exercent souvent des professions qui leur sont, dans les faits, spécifiques – notamment celles du commerce et de la finance, dévalorisées par l’islam et donc presque quasiment réservées aux non-musulmans, qui jouent en ce sens un rôle déterminant dans l’économie ottomane. Ainsi, au XVIe siècle, les plus grands financiers de Constantinople sont des Juifs ou des Grecs, tandis que les Arméniens contrôlent par exemple la totalité du commerce d’armes. Au XIXe siècle, ce sont de grandes familles arméniennes qui s’imposent comme forgerons ou architectes du sultan : il existe en effet, au sein de chacune de ces micro-sociétés que sont les millet, plusieurs classes sociales, dont la plus haute est constituée de grandes familles influentes. Ils sont en revanche, à l’exception de quelques individus, pratiquement exclus des postes politiques, du gouvernement et de la cour, où seuls sont admis les intellectuels et les artistes reconnus et soutenus par le sultan.

La politique ottomane vis-à-vis des dhimmî, et leur perception par la population dans son ensemble varie également au fil du temps. À la fin du XVe siècle, l’Empire ottoman se constitue en terre d’accueil pour les juifs expulsés d’Espagne par le décret de l’Alhambra promulgué par les Rois Catholiques en 1492 ; de nombreux juifs ashkénazes venus d’Europe de l’Est et de Russie trouvent également refuge dans l’Empire, où le statut de la dhimma leur garantit une sécurité qui contraste avec les persécutions dont ils peuvent être l’objet ailleurs. Toutefois, comme tout au long de l’histoire des dhimmî, ceux-ci sont les premières cibles de la colère déclenchée en cas de crise économique ou politique. D’après les sources, ces attaques contre les dhimmî se font plus fréquentes et deviennent un phénomène latent, qui explose de manière récurrente, au XIXe siècle, ce qu’on peut lier au développement du nationalisme arabe et au retour à l’islam comme constituant fondamental de la nation politique, dans le cadre de la Nahda ; dans le cas des dhimmî juifs, les débuts du sionisme ont également pu renforcer les tensions. En 1840, à Damas, trois Juifs accusés d’avoir tué un moine et son serviteur meurent sous la torture tandis qu’un dernier se convertit à l’islam pour sauver sa vie ; en 1869, des pogroms ont lieu en Tunisie, ainsi qu’en Tripolitaine en 1897 ; en 1890, à la suite d’une émeute, le sultan Abdülhamid II fait massacrer des Arméniens, lui qui, en tant que calife, a pour rôle de faire respecter la dhimma. Ces quelques exemples montrent l’intensification des attaques contre les dhimmî au cours du XIXe siècle, dans un contexte d’émergence des nationalismes et de reconfiguration identitaire générale. Le système des millet n’est toutefois pas aboli, même après le génocide arménien, et continue à fonctionner, en dépit des explosions de violence qui, si elles sont récurrentes et graves, demeurent la plupart du temps localisées.

L’Empire ottoman réinvente donc l’ancestrale institution musulmane de la dhimma à travers le système des millet, qui fonctionne plutôt bien pendant toute la durée de l’Empire et constitue, en tous les cas, un modèle original de multi-culturalisme. Sa postérité est multiple : du confessionnalisme politique libanais aux millet qui perdurent dans certains pays issus de l’Empire ottoman, comme l’Irak, la Syrie, l’Égypte ou même Israël, le système du statut personnel fondé sur l’appartenance à une communauté confessionnelle reconnue par l’État inspire encore aujourd’hui nombre de sociétés.

Bibliographie :
 François Georgeon & Paul Dumont (dir.), Vivre dans l’Empire ottoman : sociabilités et relations intercommunautaires, XVIIIe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 1997, 350 pages.
 Frédéric Hitzel, L’Empire ottoman, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2001, 319 pages.
 Bernard Lewis, Juifs en terre d’islam, Paris, Calmann-Lévy, 1986, 258 pages.
 Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, 810 pages.
 Maria Tsicaloudaki, Pouvoirs et professions des communautés chrétiennes urbaines dans l’Empire ottoman (XVIIe-XIXe siècles), thèse de doctorat, 2001.
 Bat Ye’ôr, Le dhimmi : profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Paris, Éditions Anthropos, 1980, 335 pages.
 Bat Ye’ôr, Les chrétientés d’Orient entre jihâd et dhimmitude : VIIe-XXe siècles, Paris, Éditions du Cerf, 1991, 529 pages.

Publié le 25/03/2013


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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