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Le 7 octobre, le Hamas a lancé de la bande de Gaza une attaque contre Israël. Michel Makinsky, Directeur général d’Ageromys International, chercheur Associé IPSE & IEGA, revient sur les acteurs, les objectifs et les implications de ces attaques.
Crédits photo : Palestinians militants fired rockets into Israel from Gaza Strip, on October 7, 2023.
Sameh Rahmi / NurPhoto / NurPhoto via AFP
L’attaque du Hamas se révèle chaque jour de plus en plus sophistiquée, à l’image du choix de cibles tels que des pylônes de communication. Du point de vue opérationnel, le symptôme d’une montée en compétence tactique et stratégique (quelque 5 000 roquettes tirées pour saturer la défense israélienne, pénétration par voie terrestre, aérienne, maritime, franchissement par des commandos de la barrière de sécurité protégeant le pays…) renforce la pertinence de la question : comment et avec l’aide de qui ? Il va être de plus en plus intéressant de suivre de près le comportement du Hezbollah (qui se contente jusqu’ici du minimum syndical par des tirs d’artillerie au vu des risques qu’une implication militaire comporte pour lui - malgré le secret espoir de Netanyahu de le pousser à la ‘faute’) et de l’Iran qui se satisfait prudemment (pour éviter de mettre en péril l’accord saoudo-iranien et les petits pas diplomatiques avec Washington) de célébrer bruyamment la ‘victoire’ du Hamas. Evidemment, on devine la jubilation des Gardiens de la Révolution qui répétaient régulièrement que l’humiliation de « l’ennemi sioniste » était inévitable. Mais on ne voit guère d’engagement sur le terrain. Il est toutefois permis de penser que les missiles et divers matériels utilisés par le Hamas sont de conception et fabrication iranienne, et que le groupe palestinien a bénéficié de la formation et des conseils de spécialistes iraniens et sans doute du Hezbollah qui a de son côté fait de grands progrès en la matière après avoir été formé par les Gardiens de la Révolution qui pratiquent couramment ce type de prestations auprès des ‘alliés’. On notera la position réservée de Riyad qui compromet encore plus l’ouverture de relations diplomatiques avec Israël (perspective déjà chargée d’incertitudes) ; plus la riposte israélienne sera forte, moins les monarchies du Golfe pourront paraître bienveillantes pour Israël. Même chez des pays peu démocrates, il faut tenir compte de l’opinion - et des religieux - qui ne l’admettraient pas. Notons enfin que l’appui inconditionnel de Washington à Israël sans l’ombre d’une réserve quant à la situation qui a conduit à ce désastre témoigne d’une certaine myopie stratégique.
Après cela Biden aura du mal à plaider auprès de Netanyahu la création d’un Etat palestinien revêtu de tous ses droits et même de minces concessions sans grande portée ; symétriquement, on voit mal Riyad en position d’imposer cette création à ses interlocuteurs. Le royaume n’y a d’ailleurs jamais cru et se serait contenté de quelques mesures symboliques, afin d’obtenir en contrepartie de Washington non seulement des garanties militaires, mais surtout la fourniture de technologie nucléaire américaine sans adhérer au protocole 123 (autrement dénommé Gold Standard qui garantit l’impossibilité d’un usage militaire de l’uranium enrichi). Même réflexion pour le suivisme spontané de l’Union européenne et de la France.
Si l’on essaie de porter une vision plus stratégique, il nous semble qu’un point central (et fort dangereux) se dégage : à notre sens, jamais l’opération lancée par le Hamas ne se serait produite si celui-ci et ses éventuels parrains n’avaient pas préalablement posé un diagnostic révélant une situation inédite (du moins passée inaperçue au-delà de l’échec des services de renseignements - et/ou des analystes chargés de les exploiter), à savoir : Israël est militairement vulnérable. Il nous semble important de souligner que cette vulnérabilité d’aujourd’hui trouve ses racines dans la percée technologique de Téhéran dans ses missiles de croisière puissants et surtout précis (novation essentielle). Les frappes de missiles de croisière iraniens associés à des drones visant les installations de traitement de pétrole saoudiennes d’Abqaïq et Khurais le 14 septembre 2019 marquent un changement stratégique majeur au Moyen-Orient, un bouleversement des rapports de force. Ce précédent est confirmé par les frappes de missiles de croisière le 8 janvier 2020 sur une (en réalité deux) base américaine en Irak (dont les occupants ont été préalablement prévenus par Téhéran pour se mettre à l’abri). Les Israéliens ont découvert à ce moment avec effroi que l’état hébreu est authentiquement vulnérable. En effet est alors apparu que les Iraniens maîtrisent désormais l’effet puissance/précision des missiles de croisière associé à l’effet saturation des drones et des roquettes. Israël dispose des systèmes anti-missiles les plus efficaces au monde, capables d’arrêter entre 95% et 98% des projectiles lancés contre son territoire. Or pour un site comme le centre nucléaire de Dimona, ou une grande ville (Tel Aviv), 98% = 0. Il suffit que 2 missiles de croisière atteignent leur cible pour que ceci soit une catastrophe. Ceci explique la grande nervosité que l’on observe depuis ce moment chez les responsables militaires israéliens. Ces officiers, très compétents, remarquablement formés, capables de vision stratégique, laissaient entendre jusque-là qu’en réalité (malgré les obligatoires discours alarmistes) pour l’Etat hébreu, un Iran doté de l’arme nucléaire serait une sérieuse contrariété mais ne constituerait pas une menace existentielle. La raison parfaitement logique est qu’ils savent que jamais l’Iran ne lancerait une bombe atomique sur Israël (sauf si attaqué) car les dirigeants iraniens comprennent qu’une réplique dévastatrice israélienne et américaine s’abattrait sur eux. Donc ces généraux ne s’affolaient pas outre-mesure devant les communiqués iraniens à propos de leurs missiles balistiques (peu performants). La vulnérabilité israélienne en cours de correction (dans le cadre d’une coopération technologique accélérée avec Washington) ne pourra être comblée à court terme. Il s’agit de doter d’un système de radar unique (unifié) les 3 sous-systèmes anti-missiles israéliens (basse, moyenne, haute altitude) qui reposent chacun sur leurs propres radars. Ceci prendra du temps. On comprend dans ce contexte la succession d’exercices israéliens simulant des frappes contre l’Iran auxquels les Américains ont participé avec des avions ravitailleurs. Un signal clair renforcé par l’imprudente déclaration de Jake Sullivan indiquant que Washington ne s’opposera pas à une décision unilatérale israélienne de frapper l’Iran si l’Etat hébreu estime que le programme nucléaire iranien progresse dangereusement.
Nous ne voulons en aucune façon signifier que les frappes perpétrées par le Hamas sur le territoire israélien sont la matérialisation d’une stratégie iranienne consistant à porter des coups militaires redoutables pouvant ‘casser’ la supériorité militaire israélienne. Ne nous trompons pas : nous ne sommes pas en présence d’une ‘proxy war’ (guerre par intermédiaires interposés, d’autant moins que le Hamas est en réalité la branche palestinienne des Frères musulmans, même si sa relation avec Téhéran s’est améliorée après une période de froid) entre l’Iran et Israël. La tentation est grande d’accréditer ce scénario. Hamas a en réalité son propre agenda. Il vise plusieurs cibles : bien évidemment Israël et plus particulièrement B. Netanyahu (en situation inconfortable car fragilisé sur la scène intérieure) à qui il s’agit d’infliger un échec spectaculaire. Le chantre de l’usage de la force, de l’humiliation, qui espérait l’anéantissement de tout avenir politique, économique, etc des Palestiniens par voie d’étranglement financier, politique, sécuritaire et militaire (la supériorité militaire d’Israël est indiscutable), avec la certitude que cette stratégie musclée assurerait la sécurité du pays, vient de connaître un double échec : attaque massive non prévue et ceinture sécuritaire percée. Un défi cinglant. Le calendrier est bien choisi car Netanyahu est pris en otage par ses « alliés » ultra-orthodoxes qui ne lui laissent pas de marge de manoeuvre. Netanyahu a accumulé de si nombreuses vexations, spoliations, mauvais traitements, etc aux Palestiniens, qu’il peut être considéré comme la cause directe et première de l’attaque perpétrée par le Hamas. Ce dernier a été (précipitamment) condamné par les Occidentaux pour avoir attaqué des civils israéliens, mais ces condamnations sont curieusement muettes à l’égard de la politique systématique de rognage et découpage du territoire palestinien, des violations des droits de l’homme perpétrées par des colons extrémistes ou militants, mais aussi des membres des forces armées contre les Palestiniens, y compris occupations de terres, destructions de cultures, etc en toute impunité. Il y a donc un stock de haine, une soif de revanche. Une autre cible du Hamas est l’Autorité palestinienne. Mahmoud Abbas est totalement discrédité. Le Hamas « enfonce le clou » et veut affirmer sa supériorité comme vrai défenseur des Palestiniens. C’est oublier que le bilan du Hamas dans la bande de Gaza est inexistant, et que ce dernier n’a en rien amélioré le sort des habitants qui en sont déçus. Mais ceux-ci subissent des pressions du groupe militant et n’ont guère la possibilité de le contester. De plus, les voies du dialogue étant cassées, le Hamas est considéré légitime à tenter d’infliger une humiliation frontale à Israël, faute d’alternative, quitte à en payer le prix par nombre de victimes civiles. A plus long terme, il n’est pas exclu que la population palestinienne, lasse de subir les affres de la guerre, ne finisse par contester cette impasse. Encore faut-il qu’il y ait une alternative politique (leader) crédible.
Un autre objectif pourrait figurer dans l’agenda du Hamas, justifiant l’ampleur de cette opération. Il faut se demander si ce groupe n’entend pas également par ce choc ‘tuer’ toute perspective d’accord saoudo-israélien d’ouverture de relations diplomatiques. On voit mal en effet Netanyahu, déjà hostile à des concessions aux Palestiniens - que ses ‘alliés’ ultra- orthodoxes refusent totalement - , rechercher un apaisement avec le Hamas dans les présentes circonstances. Riyad ne s’est pas contenté de ne pas condamner les frappes du Hamas mais a sèchement rappelé que ceci découle des vexations et mauvais traitements infligés aux Palestiniens et du refus de leur consentir les droits attachés à un Etat souverain, malgré les avertissements prodigués par le royaume. C’est un signe. L’appui sans nuances de Biden à Israël ne favorisera pas un tel apaisement et ne lui permet pas d’obtenir la reconnaissance de droits souverains aux Palestiniens.
Au-delà des pertes humaines et des dégâts matériels civils et militaires, la prise d’otages israéliens est un autre coup de boutoir du Hamas, le pire scénario pour Israël. En effet, dans le passé, l’Etat hébreu avait dû relâcher 1 000 prisonniers palestiniens contre le soldat Shalit détenu par les Palestiniens. Dans le présent épisode, des dizaines d’otages civils et sans doute militaires ont été enlevés et répartis dans la bande de Gaza. C’est un rude revers. C’est surtout une situation inédite à cette échelle et un piège béant. Le Premier ministre a promis une riposte redoutable et massive. Soit. Mais comment récupérer les otages éparpillés à Gaza comme des boucliers humains ? Quelle opération terrestre lancer sans mettre leur vie en péril ? Le piège est diabolique ; en effet, l’opinion publique israélienne, traumatisée par les images d’un cauchemar inimaginable jusqu’ici, va se demander comment récupérer ses concitoyens. Le traumatisme est certainement aussi grand dans le public que l’establishment militaire qui se demande quelle tactique employer. Au-delà de cet épisode dont nous ignorons les suites, les responsables militaires israéliens, confrontés à une situation inédite devraient être contraints, en fonction des développements à venir, à un réexamen de leur stratégie militaire, pas seulement tactique.
Chacun comprend que le risque de dérapage est grand (sans parler des conséquences politiques internes en Israël, où des courants contraires vont opposer partisans de la fuite en avant et ceux qui voudraient contraindre l’exécutif et le Parlement de changer complètement de politique extérieure, avec un Premier ministre fragilisé). La fluidité et la complexité de cette situation la rendent imprévisible et la plus grande prudence s’impose aux analystes avant d’émettre de quelconques scénarios. En prenant fait et cause pour Israël sans l’ombre d’une quelconque allusion à la responsabilité de Netanyahu dans une situation explosive où la sécurité d’Israël est en jeu, les Etats-Unis et l’Union européenne se sont privés de la crédibilité nécessaire pour une décrue de cette crise, laissant à la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite le soin et le privilège d’appeler les protagonistes à de la retenue et à la cessation des violences. Le Pape François a aussi assumé son rôle de défenseur de la paix et de l’apaisement. Le manque de vision stratégique des Occidentaux renforcera la tendance que l’on observe dans le « Sud Global » (catégorie mal définie de ceux qui ne se reconnaissent ni dans le camp occidental ni dans le camp anti occidental) de s’écarter de l’Europe et de l’Amérique et les manœuvres des anti-occidentaux. Soyons clairs : l’attaque du Hamas contre des civils est condamnable sans réserve mais ne peut en rien absoudre le reste ni autoriser une myopie stratégique.
Lire également :
– Entretien avec Leila Seurat – Le Hamas aujourd’hui
Michel Makinsky
Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).
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