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Ancien diplomate européen, ambassadeur de l’Union à Ankara de 2006 à 2010, Marc Pierini livre une réflexion sur les rapports complexes de la Turquie à l’Europe. Son ouvrage est celui d’un acteur attentif des relations turco-européennes qui, bien que placé aux premières loges, à un moment décisif de l’histoire du pays, reste humble quant à son appréciation des évolutions futures. Ecrits à la première personne, animés par un recours fréquent à l’anecdote, ces « carnets d’un observateur européen » analysent la question des ambitions européennes de la Turquie mais également les bouleversements radicaux et les tensions internes auxquels elle fait face et qui restent trop souvent méconnus.
Fin janvier 2013, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan annonçait publiquement que son gouvernement s’était résolu à entreprendre des démarches devant aboutir à l’adhésion complète de la Turquie aux institutions de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Réunissant la Russie, la Chine et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, l’OCS était présentée comme une alternative valable à l’Union européenne dont la porte restait fermée à la Turquie près de soixante ans après ses premières démarches d’adhésion. A la faiblesse d’une Europe éprouvée par la crise, Recep Tayyip Erdogan opposait la vigueur économique et la puissance politique d’Etats forts et sûrs d’eux-mêmes qui ne viendraient jamais se mêler de la politique intérieure turque. Intervenant à un moment où le tournant autoritaire pris par Ankara alarme les institutions européennes et où nombre d’observateurs occidentaux annoncent un redéploiement vers l’est des intérêts turcs, ces déclarations ont été abondamment débattues. S’il se peut que de tels propos relèvent uniquement d’une rhétorique politique à consommation interne, ils révèlent le malaise qui pèse malgré tout sur les relations entre la Turquie et l’UE.
Marc Pierini s’appuie ainsi sur son expérience d’ambassadeur de l’Union européenne à Ankara pour livrer ses réflexions personnelles et ses analyses sur cette question qui trouve ses racines dans l’histoire. En effet, il rappelle que la Turquie contemporaine porte en elle l’héritage vivant et à certains égards douloureux de l’Empire ottoman, dont les tentatives permanentes de modernisation et d’adaptation aux progrès de l’Europe, dès la première moitié du XIXe siècle, se sont traduites par des échecs successifs, des phases de repli et en définitive par un affaiblissement irrémédiable qui a débouché sur sa chute finale au terme de la Première Guerre mondiale. L’auteur rappelle également, qu’habitée depuis les origines par des rapports ambivalents avec l’Occident, la République turque a été fondée par Mustapha Kemal Atatürk et ses partisans sur une volonté d’investir les standards, les valeurs et les pratiques d’une Europe jugée néanmoins responsable de l’évanouissement de ses gloires passées. Citant régulièrement à l’appui de ses réflexions le romancier et lauréat du prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, Marc Pierini évoque l’entrain des anciennes élites kémalistes et de leurs héritiers à devenir plus Européens que les Européens eux-mêmes, à reproduire l’image qu’ils se faisaient d’un Occident fantasmé, finalement assez superficiel mais identifié tout entier à la seule idée de progrès.
Valable dans les pratiques sociale et culturelle d’une classe sociale favorisée et urbaine qui ne tardera pas à être submergée à la fin du siècle par l’avènement d’une nouvelle élite, plus provinciale, plus conservatrice et plus pieuse, cet élan historique vers l’Occident révèle ses contradictions dans le champ politique. Marc Pierini le rappelle à plusieurs reprises, la première européanisation de la Turquie s’est faite sur le mode autoritaire, encadrée le kémalisme, qui n’a fait que peu de cas des idées libérales et des principes démocratiques, aujourd’hui considérés comme des fondements essentiels de l’identité européenne. Etatiste, nationaliste, exclusif et homogénéisateur, le kémalisme, par sa tentative d’enlever la Turquie à un monde oriental perçu comme rétrograde et figé dans le passé, s’est avéré être l’obstacle principal de l’entrée complète de la Turquie dans l’ordre européen.
Traversé par cette contradiction, le récit de Marc Pierini montre comment la libéralisation relative du système politique turc a permis à un personnel politique conservateur et religieux de se hisser aux plus hautes responsabilités. Paradoxalement, c’est d’ailleurs l’AKP (Parti de la justice et du développement), formation islamo-conservatrice au pouvoir depuis 2002, qui semble avoir monopolisé le discours sur l’Europe en Turquie depuis une décennie. Toujours perçue comme une voie de modernisation et de progrès, la nécessité invoquée de se conformer aux standards de l’Union lui a fourni les moyens nécessaires à sa lutte contre l’establishment militaire et ses appuis dans l’appareil d’Etat. La soumission au pouvoir civil d’une armée rompue à la pratique du coup d’état et caractérisée par son idéologie autoritaire aurait alors pu ouvrir une période de démocratisation fertile.
L’ancien diplomate aborde ensuite les réalisations concrètes de la coopération entre la Turquie et l’Union européenne depuis que le processus d’adhésion a été enclenché en 2004. Il décrit une Turquie qui a su se placer résolument sur la voie de la modernité et qui tend à se conformer de manière volontariste aux critères européens sur le plan technique, en matière de modernisation des infrastructures et du fonctionnement des administrations publiques. Marc Pierini témoigne d’un développement économique tangible qui n’a pu se faire qu’en lien avec le marché européen. C’est d’ailleurs là que sa démonstration prend toute sa force.
Malgré les commentaires extérieurs sur la réorientation stratégique d’Ankara vers l’Est et le monde musulman, malgré la rhétorique de puissance des dirigeants turcs selon laquelle le rapport de force avec l’Union aurait basculé en leur faveur, la Turquie, dont la croissance économique tient d’abord à son intégration dans l’espace économique européen, est nécessairement arrimée à l’Occident. Son appartenance à l’Otan n’est pas remise en question, pas plus que sa participation au Conseil de l’Europe. Malgré les blocages actuels, ses négociations avec l’Union européenne, qu’elles aboutissent ou non à une adhésion pleine et entière, l’encrent dans une dynamique occidentale qui est la véritable raison de son prestige au Moyen-Orient et dans le monde musulman, et ce bien plus qu’un héritage ottoman fantasmé qu’elle semble être la seule à regretter et à cultiver.
Conscient du poids des tensions et des clivages qui travaillent la société et la scène politique turque, Marc Pierini place cependant les obstacles principaux à une inclusion définitive de la Turquie dans l’ensemble européen à l’intérieur des frontières du pays. L’instauration d’une démocratie apaisée lui paraît impossible dans un pays confronté à tant de divisions et de conflits. Les oppositions profondes entre les camps religieux, nationalistes laïcs et libéraux, ne jouent en effet pas que sur la scène politique mais trouvent leurs racines dans les profondeurs d’une société clivée qui a encore un long chemin à parcourir avant d’accepter une diversité perçue historiquement comme un facteur de démembrement et d’affaiblissement. L’auteur ne fait cependant pas l’impasse sur les malentendus et les incompréhensions qui troublent l’image de la Turquie dans une Europe en proie à un repli identitaire généralisé. Il lui apparaît cependant que le mythe d’une intégration européenne uniforme doit être dépassé et qu’à terme, la Turquie aura toute sa place dans une Europe « à plusieurs vitesses » contrainte par l’histoire à redéfinir ses relations avec ses marges moyen-orientales.
Marc Pierini, Où va la Turquie, carnets d’un observateur européen, Paris, Actes Sud, février 2013.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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