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Sunnites et chiites dans l’Orient médiéval

Par Tatiana Pignon
Publié le 17/09/2012 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Sunnites et chiites : une opposition politique et religieuse

La frontière entre le politique et le religieux est, au Moyen Âge, souvent floue. La séparation entre sunnites et chiites au sein de l’islam en est un exemple, puisqu’elle procède d’un désaccord sur la question du califat ou imamat [1], c’est-à-dire du choix du chef de la communauté musulmane. La Grande Discorde (655-661) est cet affrontement entre Mu‘âwiya, membre du clan des Umayyades [2], et ‘Alî ibn Abû Tâlib, le gendre de Muhammad. Les chiites tirent leur nom du terme arabe « shi‘ât ‘Alî », qui signifie « le parti de ‘Alî ». Il s’agit donc d’abord d’un mouvement partisan, qui ne prendra le sens religieux qu’on lui connaît qu’après sa défaite politique en 661 et surtout après le « martyre » d’al-Husayn, descendant direct de ‘Alî qui tenta de se faire reconnaître calife, en 680. Cette date marque la victoire définitive des Umayyades, qui, quant à eux, fondent leur système de gouvernement et de pensée sur la Tradition, « Sunna », d’où vient le mot « sunnisme ». Ce sont donc deux conceptions de l’imamat qui s’affrontent. D’une part, un choix collectif du guide qui succède au Prophète à la tête de la communauté : il a pour mission de maintenir la paix, l’ordre et la justice entre les musulmans, et doit pour cela être instruit en sciences religieuses ; il est également supposé être d’ascendance qurayshite, c’est-à-dire descendre de la même tribu que le Prophète. D’autre part, une nomination de l’imam par son prédécesseur, à l’image de ‘Alî ibn Abû Tâlib, qui, pour les chiites, aurait été désigné par Muhammad pour prendre sa suite à la tête de la communauté des croyants ; cet imam est l’unique et infaillible interprète de la révélation coranique. La division entre ces deux courants musulmans se fonde donc bien sur un problème proprement politique, celui de l’autorité. Or, cette dimension politique originelle de la séparation entre sunnites et chiites pose un problème majeur, celui de la reconnaissance de l’autorité en place : pour les chiites, les califes umayyades puis abbassides n’étaient donc pas légitimes, de même que le pouvoir fatimide, aux Xe-XIe siècles, ne le serait pas aux yeux des sunnites.

Pouvoirs sunnites et pouvoirs chiites

L’hégémonie sunnite s’établit donc en 661, et sera la seule puissance politique de l’islam jusqu’au Xe siècle. Les instruments du pouvoir sunnite sont multiples. Le califat d’abord, umayyade puis abbasside à partir de 750 ; le calife est l’instance suprême du politique comme du religieux, qui nomme les fonctionnaires et a pour mission d’interpréter et de faire respecter la Loi de Dieu. La justice ensuite, rendue par des cadis (juges nommés par le calife) en fonction de la shari‘a, la loi musulmane, dont l’interprétation se fonde sur la Sunna du Prophète et sur celle des califes, c’est-à-dire sur une jurisprudence comprenant à la fois les interprétations données par eux de la Loi et la norme de comportement proposée par la vie de ces modèles. Ce n’est qu’en dernier recours que le cadi peut faire appel à son propre jugement ou au droit local pour trancher une question judiciaire. On assiste entre le VIIIe et le Xe siècle à la mise en place progressive d’un droit musulman (« fiqh » en arabe) qui va permettre l’émergence d’un nouveau groupe de spécialistes en sciences religieuses : les oulémas [3]. Lorsque le pouvoir califal commence à décliner, autour du IXe siècle, ce sont ces savants qui vont reprendre à leur compte la mission d’interprétation de la Loi musulmane : revendiquant la supériorité de la Loi sur l’autorité du calife, ils vont devenir les détenteurs de l’autorité religieuse en islam sunnite.

Si l’hégémonie sunnite est totale sur le plan politique, elle n’empêche pas le développement, en parallèle, des différents mouvements chiites, qui ne sont pas reconnus comme musulmans par le pouvoir califal sunnite et font l’objet de discriminations. C’est donc à la marge de l’Empire – et jamais au grand jour – que le courant chiite, ayant échoué à mettre en place un pouvoir politique solide, s’élabore sur le plan théorique. On distingue deux courants principaux : les chiites duodécimains et les chiites ismaïliens. Les premiers reconnaissent une lignée de douze imams (ou califes) allant de ‘Alî à Muhammad al-Mahdî : celui-ci, mort enfant en 874, serait l’imam « caché », « occulté », mais pas disparu puisqu’il est appelé à revenir à la fin des temps. Les chiites ismaïliens, quant à eux, ne comptent que sept imams, jusqu’à celui dont ils tirent leur nom, Ismaïl ibn Ja‘far, fils du grand théoricien et imam chiite Ja‘far al-Sâdiq et mort à la fin du VIIIe siècle. Ce n’est qu’au Xe siècle, avec la mise par écrit des hadîth (« paroles ») du Prophète, la rédaction de traités de théologie et l’apparition d’un groupe de spécialistes de la Loi, que le chiisme s’institutionnalise véritablement en tant que courant religieux rival du sunnisme, avec des textes et des écoles qui lui sont propres. Sur le plan politique, la théorie de l’occultation du dernier imam consacre la rupture entre le spirituel et le temporel : en effet, aucun pouvoir politique n’est vraiment légitime si ce n’est celui de l’imam caché, qui rétablira son règne à la fin des temps [4]. Le chiisme duodécimain comporte ainsi une importante dimension eschatologique qui permet à ses fidèles de supporter l’ordre politique tel qu’il est, tout en cherchant à s’améliorer personnellement sur le plan spirituel. Le chiisme ismaïlien, au contraire, s’illustre au Moyen Âge par son activisme politique, à travers deux grandes figures : le califat fatimide d’Égypte (969-1171), et la secte des Nizârites, actifs à partir du XIe siècle. L’époque fatimide marque l’apogée du chiisme au Moyen Âge : chiites ismaïliens, tirant leur nom de Fâtima, la fille de Muhammad et épouse de ‘Alî, ils permettent pour la première fois au chiisme de se pratiquer et de se revendiquer au grand jour. Ils appliquent également des mesures discriminatoires contre les sunnites, et donnent une inflexion nouvelle à la théologie chiite en la mâtinant de philosophie grecque, dans un effort pour concilier le néo-platonisme et la révélation coranique. Ce califat chiite est le rival direct du califat sunnite des Abbassides de Bagdad : c’est d’ailleurs au nom de la défense du sunnisme, considéré comme l’islam traditionnel et authentique, que Saladin met fin à la dynastie fatimide en 1171. À partir de cette date, le courant nizârite reprend à son compte l’ambition politique du chiisme ismaïlien. Il naît d’ailleurs d’une querelle interne au califat fatimide : en 1094, en effet, la question de la succession du calife al-Mustansîr provoque un schisme entre les partisans de Nizâr et ceux d’al-Musta‘lî. Les Nizârites se regroupent autour de Hasan-i Sabbâh, le « Vieux de la Montagne » dans une forteresse située non loin de la mer Caspienne, sur le mont Alamût ; formant bientôt une secte mystique qui se distingue par sa consommation de haschich – d’où leur nom de Haschischins ou Assassins – ils assurent leur indépendance par la pratique de l’assassinat politique, contre les Seldjoukides, puis contre les Croisés notamment. L’État d’Alamût sera détruit par le choc mongol des années 1250, mettant fin à leur activité. Le chiisme, redevenu depuis la fin des Fatimides une minorité marginalisée, devra attendre le XVIe siècle pour connaître une « renaissance » avec les Safavides d’Iran.

La question de l’hérésie et de l’orthodoxie en islam

Si les discriminations sont la réponse, de la part des pouvoirs sunnites comme chiites, face à l’autre grand courant de l’islam, on ne peut pour autant parler d’ « hérésie » par rapport à une quelconque « orthodoxie ». Ces termes empruntés au christianisme n’ont en effet pas de sens en islam, où n’existe aucune institution cléricale qui aurait la légitimité nécessaire pour établir un dogme ou pour chasser des « hérétiques » de la communauté des croyants. Le chiisme n’est donc bien qu’une minorité, la plus forte de l’islam, face à la majorité sunnite qui, au Moyen Âge, contrôle largement le domaine politique. C’est pourquoi on n’assiste pas à des persécutions systématiques, de l’ordre de celles qui ont pu être ordonnées en Europe contre les protestants, par exemple ; en revanche, tout un système de discrimination est établi, se fondant sur la non-reconnaissance des chiites comme musulmans dans les États sunnites – et inversement. Là encore, la dimension politique de leur opposition est d’importance. En effet, ces discriminations concernent précisément le champ politique : dans l’Empire abbasside, les chiites ne peuvent pas occuper de poste important, tout comme les sunnites sont tenus à l’écart de la cour fatimide. Au déni du statut de musulman s’ajoute, chez les sunnites, une méfiance à l’égard du chiisme, perçu comme un dévoiement persan de l’islam – par opposition à l’islam « traditionnel » arabe ; en effet, le chiisme, quoique présent partout au Moyen-Orient, est particulièrement implanté en Iran – mais aussi en Irak, en Syrie et au Yémen. Sa dimension mystique et ésotérique, développée en partie sous l’influence des religions iraniennes pré-islamiques, apparaît ainsi comme une déviance par rapport au respect de la Loi que doit observer tout musulman : l’idée chiite qu’il y a un « apparent » (« zâhir ») et un « caché » (« bâtin ») autorise effectivement un éloignement relatif par rapport à la Loi telle qu’elle est, puisqu’une interprétation ésotérique doit toujours accompagner et compléter la révélation elle-même.

Les relations entre sunnites et chiites au Moyen Âge sont donc extrêmement complexes, et procèdent de divergences qui sont à la fois d’ordre religieux et d’ordre politique. L’absence de clergé en islam empêche la mise en place de persécutions systématiques, ou de l’équivalent d’une Inquisition : exclus et marginalisés, les chiites, s’ils peuvent être à de rares reprises l’objet d’attaques circonscrites, ont les moyens de se développer à l’intérieur de petites communautés au sein des États sunnites successifs. Les sunnites quant à eux sont mis à l’écart de la cour et du faste fatimide, mais ne sont jamais marginalisés autant que les chiites, puisque le pouvoir sunnite du calife de Bagdad, s’il décline, ne disparaît pas à l’époque fatimide : historiquement, c’est sans conteste le sunnisme qui l’emporte politiquement, tandis que le chiisme reste un mouvement minoritaire. Le XVIe siècle marquera un tournant dans l’histoire du chiisme, puisqu’avec les Safavides d’Iran va apparaître le premier État chiite duodécimain indépendant.

Bibliographie :
 Albert HOURANI, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
 Serge LAFITTE, Chiites et sunnites, Paris, Plon, 2007, 125 pages.
 Bernard LEWIS, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
 Éric VALLET, « Cours d’introduction à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
 Henry CORBIN & Yann RICHARD, article « Chiisme », Encyclopédie Universalis.
 Michel BOIVIN & Osman YAHIA, article « Ismaélisme », Encyclopédie Universalis.

Publié le 17/09/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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