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Syrie 2011-2021, un devenir sous haute tension

Par Nadine Méouchy
Publié le 15/03/2021 • modifié le 20/03/2021 • Durée de lecture : 14 minutes

Une école de l’Euphrate, été 2020.

Crédits photo : collection privée

I. L’interminable quête de l’unité en rangs dispersés…

La société syrienne, composée d’une grande diversité ethnique et communautaire, de citadins et ruraux, de tribus sédentarisées, apparaît au début du XXIe siècle, comme un ensemble mal intégré. Des événements qui se sont produits surtout à partir de 1970, témoignent que la construction de l’État syrien n’a pas entraîné de construction nationale : entre 1946 et 1970, la construction nationale est un impensé des élites nationalistes arabes et à partir de 1970, elle est combattue en sous-main par le clan des Assad qui la considère comme une menace à la pérennité de son régime.

En 2011, tous les acteurs de l’opposition entendent dépasser la diversité ethnique et confessionnelle. Cette idée d’unité est d’ailleurs fondatrice dans la culture politique syrienne depuis la « première indépendance » (mars-juillet 1920) jusqu’en 2011. Il y a eu aussi en Syrie, comme dans d’autres révoltes arabes, une revendication de liberté et de dignité et également d’identité nationale commune. Cette double revendication, qui renoue avec la tradition unitaire nationaliste arabe, repose sur une valeur centrale de la société arabe syrienne (la dignité - al-karameh) et sur une volonté de s’ancrer dans son temps avec la liberté et l’identité nationale commune. Cette revendication, s’inscrivant dans un futur sans la dynastie des Assad, relevait donc de l’insupportable pour ce clan et déclencha une répression d’une violence sans limite.

À y regarder de plus près, voilà plus d’un siècle que les Syriens lèvent l’étendard politique de l’unité : unité des territoires à l’époque du Mandat français, ensuite unité de la société sous le drapeau nationaliste arabe (et la bannière de l’Islam pour les Frères musulmans), et aujourd’hui unité dans la diversité, dans une identité syrienne partagée. Ici, l’élément nouveau est bien la reconnaissance positive par la société civile de sa structure sociale en communautés (et asabiyyat [2]) rejetée dans l’obscurantisme et niée par le nationalisme arabe. Mais, comme la guerre civile en témoigne aujourd’hui, toutes les parties en conflit comprennent-elles l’unité de la même façon ? Hafez al-Assad a travaillé, au nom du nationalisme arabe, pour une Grande Syrie au service du clan Assad et dans une moindre mesure, de la communauté alaouite. Bachar al-Assad a renoncé à toutes ces unités pour promouvoir l’unité autour de sa personne.

On comprend dès lors que la thawra de 2011, en identifiant la diversité dans l’unité (Id wahed, une seule main), constitue à la fois une véritable rupture avec le « temps d’avant » et une inscription parfaite dans la culture sociale. Les « anciens » de l’opposition syrienne, issus des traditions nationaliste arabe et socialiste, sont dépassés alors que les Frères musulmans syriens se trouvent dans une posture plus ambiguë : sans renvoyer la réalité sociétale dans l’obscurantisme, ils « sont à même de transcender les segmentations de village ou de clan pour donner aux sociétés fragmentées du Proche-Orient un commun horizon d’universalité » (Nadine Picaudou). De fait, la jeune génération syrienne propose une véritable refondation du concept d’identité nationale, et cela sans avoir toujours conscience de toutes ses implications. Le régime syrien, lui, comprend parfaitement que les fondements de son pouvoir, construit sur la fracture minorités/majorité, sont menacés d’où l’emploi du terme « terroristes » pour désigner les manifestants pacifiques. En effet, la thawra est bien la terreur du clan Assad.

II. Une culture politique partagée envers et contre tous

La culture politique moderne, commune à tous les Syriens dans leurs divergences, constitue un angle aveugle de la majorité des observations. Et pourtant, son analyse est indispensable pour penser une unité nationale démocratique et une société de citoyens. Il y aurait quelques pistes à explorer comme les exemples suivants.

La culture politique renvoie tout d’abord à la structure sociale qui est partagée par tous, tout comme la culture matérielle, la culture sociale et le système de représentations qui en découlent. Dans la guerre civile, venant se substituer à l’ordre public, c’est « l’ordre du sang » selon l’expression de Géraldine Chatelard, à la fois le sang partagé de la ‘asabiyya, l’alliance dans le sang de la violence subie et donnée, et le sang versé de la violence quotidienne dans la famille et la société [3]. Il prédomine une culture du sang et du martyr dont la symbolique est sacralisée depuis les années 1960, sur le modèle, par exemple : bi-rouh, bi-damm, nafdik ya Bachar /ya chahid/ya Husayn/ etc. (avec l’âme, avec le sang, je me sacrifie pour toi ô Bachar/ô martyr/ô Husayn, etc.) : un modèle sacrificiel qui se décline donc selon le camp où l’on se trouve. La violence de la société patriarcale se reflète en miroir grossissant dans le pouvoir politique qui travaille depuis 1970 à entretenir ce miroir.

La religion rassemble toutes les communautés autour de la référence à Dieu comme en témoigne le slogan phare de la thawra : Allah, Suriyya, huriyya wu bas ! (Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout !) qui fait écho au slogan du régime qui, lui, place Bachar al-Assad au troisième rang dans la trinité sacrée : Allah, Suriyya, Bachar wu bas ! On notera au passage l’attachement profond des Syriens à la patrie, avec ou sans médiation de la « petite patrie ».

L’histoire dans l’État moderne (depuis 1918) appartient aussi à une mémoire collective commune à tous les Syriens même si elle a été réinterprétée par tel ou tel groupe (ou par l’histoire officielle). S’y superpose ensuite les effets du règne d’un demi-siècle des Assad, avec une gouvernance autoritaire qui planifie les méfiances communautaires, désigne un ennemi imaginaire pour organiser la fracture minorités/majorité sunnite. Enfin, avec la banalisation de « l’État de barbarie », il apparaît que tout est en place en 2011 pour que l’ordre mortifère du sang s’abatte sur la société en révolte. La répression dévastatrice de la ville sunnite de Hama, en 1982, montrait déjà que clan Assad sait légitimer l’usage de la violence, auprès de ses partisans, en le présentant comme une action « défensive » contre un Islam dangereux.

La Syrie n’a pas de tradition islamiste radicale que ce soit chez les sédentaires ou dans les tribus. On se souvient par exemple, au tout début du XIXe siècle, des incursions wahhabites contre des tribus bédouines de la Badiyya syrienne (la steppe à l’est de Damas jusqu’à l’Euphrate) pour les convertir à leur interprétation rigoriste de l’Islam. Les tribus syriennes résistèrent et purent conserver leur pratique tolérante de l’Islam. La culture politique syrienne, forte de l’expérience multiconfessionnelle dans l’empire musulman, s’est développée avec l’idée de la coexistence des communautés.

La culture politique constitue donc un enjeu de premier ordre dans la réconciliation et la construction nationales, à condition de la reconnaître comme partagée et d’en identifier les éléments négatifs pour le vivre-ensemble.

III. L’Est syrien, une marge et une frontière symbolique

Comme aux grandes heures des résistances anticoloniales des années 1920, il faut noter l’initiative décisive prise par les périphéries géographiques et sociales : en effet, en 2011, l’initiative politique de la thawra est partie d’une périphérie rurale du pays (Deraa).

Les marges sont bien souvent habitées par des minorités ou des tribus. Elles posent la question des frontières, notamment les trois frontières historiques dont le tracé n’est pas consensuel : la frontière syro-turque, qui a laissé passer les opposants, les jihadistes et les troupes turques, la frontière syro-irakienne qui sépare des territoires tribaux et s’est ouverte devant Daech en 2014 et la frontière syro-libanaise dont le Hezbollah a fait sa chasse gardée jusqu’en 2017 et qu’il traverse quotidiennement sans contrôle dans les deux sens.

Ces frontières dessinées par les deux tutelles coloniales française et britannique, globalement entre 1920 et 1923, ne sont pas le seul héritage du mandat. La question de la Jézireh et surtout des régions de l’Euphrate, rattachées à la Syrie par la France et traitées comme une marche militaire, en sont aussi. Ensuite, le pouvoir de Damas ne s’est jamais vraiment intéressé au développement de ces régions, hormis celui de Raqqa en raison du barrage Assad. À partir de 2014, le régime syrien donne à penser qu’il instrumentalise les territoires de l’Est avec la complicité objective de l’État islamique, et que l’Euphrate, pauvre et sunnite, constitue une frontière invisible de la Syrie des Assad dont le centre de gravité est à l’Ouest. Abandonnés dans un sous-développement chronique, frappés du mépris social et culturel des citadins de l’Ouest, les gens de l’Euphrate donnent la priorité à leurs deux identités musulmane et tribale aux dépens de leur identité syrienne.

On comprend comment l’État islamique, en utilisant les rivalités internes aux clans, en se présentant en défenseur de l’Islam, a pu entrer sans difficulté dans les régions de l’Euphrate, en jouant notamment sur la double appartenance sunnite et tribale.
Dans la diversité géographique et sociologique syrienne, c’est bien l’Est syrien qui a été le grand oublié des experts, sauf à partir de 2014 avec la conquête de l’État islamique…

IV. Les minorités comme instruments de la dynastie Assad

Le régime syrien a consommé la fracture minorités/sunnites en rejetant les musulmans sunnites dans un islam ontologiquement menaçant : un islam salafiste, jihadiste. S’attribuer le monopole de l’Islam tolérant et diaboliser les acteurs musulmans dans l’opposition permet à Bachar al-Assad, dès les premiers jours de la révolte, de déconsidérer aux yeux des populations chrétiennes, druzes, ou alaouites, etc., une opposition syrienne qui inclut rapidement des proches des Frères musulmans. Pourtant, les Frères musulmans (mouvement fondé en 1928 au Caire et apparu en 1937 en Syrie) appartiennent au paysage politique syrien et sont issus des renouvellements intellectuels de l’Islam contemporain. En effet, avec le nationalisme arabe, ils constituent l’autre aile historique de cette modernité politique syrienne du XXe siècle centrée autour de l’idée d’unité. Pour le régime syrien, il est très utile de faire l’amalgame entre des conservateurs comme les Frères musulmans d’une part et les jihadistes radicaux (qui dénient aux premiers toute représentativité) d’autre part pour délégitimer les premiers. L’opposition officielle syrienne elle-même, dans l’impossibilité de s’unifier, a peut-être manqué l’occasion d’une alliance politique utile entre héritiers du nationalisme et du socialisme arabes d’une part et Frères musulmans d’autre part. Et cela alors que la religion et même la religiosité sont dans « l’ADN historique », selon l’expression de Michel Winock, de la société syrienne. Depuis 1918, la pratique politique syrienne s’inscrit ordinairement dans une symbolique musulmane (rôle central de la mosquée, mobilisations organisées aux dates de célébrations religieuses, certains de ces rituels comme le 40e jour étant d’ailleurs communs aux chrétiens et aux musulmans).

Par ailleurs, le régime syrien instrumentalise la répression et sa compétence législative pour compléter son action à l’encontre des populations sunnites sous trois formes au moins :
 La destruction de maisons, le transfert de propriétés et le déplacement de populations.
 La destruction de la « maison » symbolique : par exemple en prison, avec le viol de femmes et surtout le viol devant leur père, leurs enfants ou leur famille. Cette torture est directement dirigée contre une valeur centrale de la société puisque l’honneur de la femme (‘ard) incarne l’honneur de la maison du père. La castration des adolescents constitue, elle, une destruction physique de la maison du père et au-delà, une volonté de destruction du groupe communautaire.
 La destruction du patrimoine bâti islamique (Alep, Homs, Hama, Deraa) comme si le régime voulait détruire l’histoire et la mémoire musulmanes sunnites en Syrie. Précisons que si Damas n’a pas été concernée, c’est parce qu’elle est devenue la capitale de la région alaouite et la place-forte du régime.

Ainsi donc, il ne s’agit pas seulement de soumettre l’Autre mais de procéder à son éradication symbolique et/ou réelle. Cette triple action est aujourd’hui complétée par une politique cynique d’empêchement du retour des réfugiés, sunnites dans leur très grande majorité.

V. Le tournant de l’humanitaire occidental

Aujourd’hui, il faut bien reconnaître que l’image des États occidentaux et des institutions internationales est gravement écornée au sein des populations syriennes. Il n’est guère besoin de revenir sur l’impuissance occidentale depuis 2011. Il suffit de rappeler que, non seulement la communauté internationale est incapable d’imposer une autre sortie du conflit que celle incluant Bachar al-Assad, mais encore, qu’en dix ans de guerre, ni la Commission de l’ONU pour les droits de l’homme, ni la Cour pénale internationale n’ont pu lancer de procédures judiciaires contre les auteurs des crimes commis par le régime (quelles qu’en soient les raisons légales). Pourtant les Syriens leur ont bien fourni plus de 900 000 documents sans compter les 55 000 photos de « César » [4].

De plus, la crise syrienne constitue un tournant dans le domaine de l’humanitaire : il y aura « un avant » et « un après » la Syrie. Toutes les contradictions, sur le terrain, de l’ONU et des grandes institutions internationales y sont apparues au grand jour. Les multinationales de l’humanitaire appliquent d’abord une politique qui doit les servir. Les grandes organisations sont devenues une bureaucratie qui tourne sur elle-même avec des employés qui font carrière en respectant la politique du chiffre dans la gestion comptable des « bénéficiaires ». Ces acteurs de l’humanitaire, coupés d’un terrain dont la plupart ignore tout hormis les clichés, projettent un questionnement ethnocentrique sur les hommes et les femmes « bénéficiaires » frappés d’anonymat. C’est une politique de type néo-impérialiste qui divise ses programmes d’aide, toujours de courte durée, en catégories (Livelihood, Capacity building, WASH - Water, Sanitation and Hygiene -, etc.), dont les résultats se dissolvent dans des contradictions sans fin : une famille « bénéficiaire » peut être sélectionnée pour une aide en produits d’hygiène et mourir de faim parce que la catégorie Livelihood n’est pas prévue dans la case WASH… Il vaut mieux par exemple former des femmes en psycho-social sur les questions de « gender » que de leur donner de la nourriture… La parole sur les femmes réfugiées syriennes, à Beyrouth par exemple, est monopolisée par des femmes citadines de diverses origines, toutes converties à des grilles de lecture du « gender » préparées à Londres ou à New York. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

VI. Après Charybde, un avenir en Scylla ?…

La violence multiforme perpétrée avec la volonté d’éradication de l’Autre communautaire, sunnite ici, laisse des traces durables dans la mémoire des victimes et des dépossédés. Rappelons que les Sunnites constituaient de 60 à 70 % d’une population de 22 millions d’habitants en 2011. La moitié des habitants est désormais soit déplacée soit réfugiée. La démographie est un enjeu de la reconstruction nationale si tant est que le régime syrien veuille d’une reconstruction autre que celle du bâti et qui engloberait toute la diversité des habitants… Si tant est que la réconciliation nationale soit dans l’intérêt du régime des Assad…

À partir de là on peut différencier deux cas : les Syriens de l’intérieur et les Syriens de l’extérieur.
1) À l’intérieur de la Syrie, les populations favorables au régime, alaouites surtout et minoritaires plus généralement, entretenues dans la peur de l’Islam, considèrent que leur sacrifice, et celui de leurs fils tombés au champ d’honneur, méritent des compensations. Elles sont mentalement distanciées par rapport au restant de la population. De plus, les conséquences de la guerre civile ont créé des zones (quartiers, villes ou régions) où les habitants se regroupent par confession. Enfin, la situation économique et sanitaire désastreuse du pays pousse chacun à se préoccuper d’abord de son propre sort.
Les Syriens, déplacés ou exilés de retour au pays, se retrouvent dans un dénuement extrême, sans aide publique ni internationale, et se voient même souvent empêchés par les autorités locales de reconstruire ou de réparer leur maison.
Dans les zones comme la Ghouta par exemple, où pendant six années une administration mise en place par les rebelles a géré la vie quotidienne des habitants, les autorités du régime refusent de reconnaître tous les actes officiels enregistrés à l’époque (ventes/achats - actes de l’état-civil). Cela facilite les malversations qui existent aussi ailleurs, comme à Jablé où les autorités modifient le cadastre pour attribuer des biens fonciers à leurs partisans.

Dans ces conditions de négation totale des personnes et de misère économique et morale de la majorité sunnite, on voit mal comment la société syrienne, fragmentée, dévastée, peut se projeter dans un avenir commun. Ceux, hommes ou femmes, qui ont charge de famille s’enferment dans la quête incessante de pain et s’abstraient de la vie qui les entoure.
Certains observateurs s’interrogent même sur l’éventualité d’un retour de Daech sur l’Euphrate comme en 2014. C’est ignorer que les populations tribales, certes déshéritées et oubliées de Damas, ont un souvenir très négatif de leur coexistence avec Daech. La tradition bédouine fondée sur les usages, la Loi islamique et le droit coutumier, se caractérise par une grande souplesse d’interprétation et une capacité d’adaptation à son temps. La grande majorité des hommes et des femmes des tribus ne pouvaient donc pas s’entendre avec Daech.

2) Les Syriens de l’extérieur seraient environ 5 millions et demi dont un peu plus de 3 millions répartis dans les pays voisins de la Syrie. S’ils portent tous la mémoire de la violence et de la dépossession, ils se trouvent dans des quotidiens différenciés selon leur pays d’accueil. La tendance au repli, à l’entre-soi, est battue en brèche par la nécessité de s’adapter au lieu d’accueil. Dans l’exil, les Syriens rencontrent d’autres Syriens, de tous milieux et de toutes confessions, parlent de la « Nakba » syrienne, et se parlent. Ils participent à des débats où la libre parole est la règle, analysent la situation de leur pays, et certains se font les avocats de la Syrie de demain. Ils s’organisent en associations, nombre d’entre eux sont jeunes et cherchent une légitimité auprès des réseaux sociaux et de leurs compagnons plutôt que chez les notables de l’opposition. Pour toutes ces raisons, et quelques autres, c’est peut-être de la diaspora syrienne que viendront demain ceux qui reprendront le flambeau de la thawra.

Dans ce contexte, les négociations internationales pour un gouvernement de transition et une nouvelle constitution, légitimant le maintien des Assad, sont des coups d’épée dans l’eau. Le maintien de l’actuel régime syrien hypothèque toutes les possibilités de règlement de la guerre civile et de tentative de réconciliation nationale. Jamais dans l’histoire de la Syrie contemporaine, une telle déstructuration sociétale n’avait eu lieu car, au-delà des traditionnelles concurrences communautaires, la guerre civile a répandu la haine, le sang et la dépossession parmi les populations. Dépossession matérielle et dépossession de leur avenir. Pour que les Syriens puissent faire société à nouveau, il faudrait d’abord que la justice soit rendue et que les criminels de guerre soient poursuivis et condamnés. Il faudrait que les réparations aux victimes soient prévues et que les réfugiés rentrent chez eux. Il faudrait poser trois indicateurs inséparables : la démocratie, la construction nationale et la citoyenneté. Ils impliquent au moins la séparation de l’État et des communautés, notamment en transférant l’état-civil à l’État. Il faudrait que la question de la « démocratie » soit posée à partir de la réalité syrienne et non des définitions occidentales. Et il faudrait aussi que tous les secteurs de la société puissent se projeter dans un avenir commun. Comment, par exemple, les habitants sunnites de Mliha, dans la Ghouta, dont tous les biens ont été pillés par les soldats du régime et vendus au Suq al-Sunna (marché des Sunnites) de Jermana, pourront-ils demain se trouver face à face avec les habitants de cette banlieue druze et minoritaire, au nom d’un avenir commun ?

Pourtant, le flambeau de la thawra n’est pas éteint. L’extraordinaire soulèvement de 2011, qui a redonné un temps fierté, espoir et dignité aux Syriens et qui a libéré des forces créatrices dans tout le pays, marque définitivement la mémoire de la société civile. Cette mémoire est sauvegardée grâce, entre autres, à l’impressionnant travail documentaire du site syrien The Creative Memory of the Syrian Revolution. C’est cette mémoire qui vit en chaque Syrien, qui pousse le Syrien de l’intérieur à maintenir un lien social vivant (d’où l’acharnement du régime contre les White Helmets) et le Syrien exilé à travailler pour l’inévitable futur. Cette mémoire peut fonder une histoire commune qui permet à une nation d’exister en se projetant dans un devenir partagé et apaisé.

La thawra est donc bien une révolte et pas encore une révolution. Elle est le déclenchement historique d’un processus révolutionnaire de longue durée qui s’est mis en branle pour ne plus s’arrêter et cheminer dans les sous-bassements de la société. Jusqu’au jour où sera levé à nouveau le flambeau de la thawra révolutionnaire.

Publié le 15/03/2021


Nadine Méouchy, historienne, est spécialiste du Liban et de la Syrie. Elle a vécu et travaillé pendant plus de vingt ans entre le Liban, la Syrie et la Jordanie. Elle a fondé à Damas en 1997 le premier programme français d’études sur le Mandat au Liban et en Syrie et a créé en 2008 les Presses de l’Ifpo, sur le double site de Beyrouth et de Damas, qu’elle a dirigées jusqu’en 2019.


 


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