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Sans successeur désigné en raison de différends politiques au Parlement libanais, et alors qu’aucun gouvernement n’a été formé depuis les élections de mai 2022, le départ d u président Michel Aoun le 31 octobre ouvre une période de double vacance pour l’exécutif. Le rôle du chef de l’Etat est certes limité au Liban, mais ce double vide politique éloigne la perspective d’une sortie de la crise financière.
Sur les hauteurs de Beyrouth, aux abords du Palais présidentiel de Baabda, des drapeaux oranges, aux couleurs du Courant Patriotique Libre (CPL) inondent l’espace. Des milliers de partisans aounistes sont venus saluer leur leader fin octobre. A 89 ans, parvenu au terme de son mandat, le général Aoun tire sa révérence. A défaut de passation de pouvoir, il s’est offert un bain de foule.
Malgré l’euphorie collective, les militants qui accompagnent Michel Aoun dans les dernières minutes de sa présidence ne peuvent faire oublier le bilan noir du président sortant. Ses six années de mandat ont été marquées par la faillite de l’Etat libanais. Il porte, aux côtés d’une poignée de leaders locaux, une responsabilité dans la crise financière, l’une des crises mondiales les plus graves depuis le 19ème siècle [1], mais aussi dans l’explosion du port de Beyrouth qui a détruit une partie de la capitale libanaise le 4 août 2020, et dans l’atonie de la classe politique qui n’a pas pris de mesures pour sortir le pays du marasme. Symbole de cette passivité, ces derniers mois, des vidéos montrant le président à moitié endormi durant plusieurs réunions politiques ont fait le tour des réseaux sociaux, provoquant exaspération et railleries. Pour nombre de Libanais, Michel Aoun incarne, aux côtés d’autres leaders, une classe politique qui s’accroche à ses privilèges, refusant les réformes nécessaires pour obtenir une aide du Fonds monétaire international (FMI). Aujourd’hui, le poids de la crise pèse sur les plus pauvres, et la petite élite libanaise richissime proche du pouvoir est épargnée.
Michel Aoun avait forgé sa légende au crépuscule de la guerre du Liban (1975-1990). Chef de l’armée libanaise, il proclame, en mars 1989, la « guerre de libération » contre la Syrie. Il provoque alors la rupture du camp chrétien qui prend forme dans un violent conflit avec les Forces Libanaises [2]. Son opération est un échec et il se réfugie en France pendant 15 ans. De retour au Liban en 2005, il crée le Courant Patriotique Libre. Le pays est alors traversé par une vague de protestations anti-occupation syrienne, la « Révolution du cèdre », qui finit par chasser les troupes syriennes du Liban. A cette époque, Michel Aoun choisit cette fois le camp de la Syrie, et passe une alliance avec le Hezbollah et son allié Amal. Nouvelle scission dans le camp chrétien. En octobre 2016, alors que le poste de président est vacant depuis plus de deux ans, il accède à la présidence avec le soutien des formations chiites.
Fort de sa légende qui résonne encore chez de nombreux partisans, il se présente comme un adversaire impitoyable de la corruption. Mais le discours passe mal, car en parallèle, la présidence de Michel Aoun permet l’ascension de son gendre, aujourd’hui à la tête du CPL. Accusé d’avoir favorisé la faillite du secteur électrique [3], Gibran Bassil est visé par des sanctions américaines pour « corruption » [4].
C’est justement son gendre que Michel Aoun voulait voir à la tête de l’Etat après son départ. Mais Gibran Bassil divise, même au sein des partis alliés au CPL. Ses mauvaises relations avec Nabih Berri, chef du parti Amal [5] et président du Parlement, sont un net frein à ses ambitions. Tout comme la position des Etats-Unis à son égard : un politicien soumis à des sanctions émises par la première puissance mondiale peut-il sérieusement envisager le poste de président du Liban ?
Faute de pouvoir imposer le chef du CPL, le parti chrétien cherche à placer un allié au poste de président. Au Liban, le président doit être chrétien maronite et son élection se fait de manière indirecte, à travers le Parlement. Un candidat peut être désigné dès le premier tour dans le cas où il obtient 86 voix, soit la majorité des deux tiers des 128 parlementaires. Faute d’une telle majorité, le Parlement peut organiser de nouveau un scrutin durant lequel seule la majorité absolue de 65 voix est requise. Mais un autre élément complique le processus. Un quorum de deux tiers des députés doit être réuni pour organiser un scrutin présidentiel. Ainsi, si une partie du Parlement s’oppose à l’élection d’un candidat, les députés peuvent bloquer le processus en faisant en sorte qu’au moins 43 députés boycottent les sessions concernées.
Ces dernières semaines, les parlementaires se sont réunis à plusieurs reprises, sans succès. Depuis les élections de mai 2022, le Parlement est éclaté en plusieurs blocs et aucune majorité ne se dessine. Le Hezbollah et ses alliés réunissent 60 sièges, le bloc le plus fort au Parlement. Mais ils ne forment pas une majorité. Les 68 sièges restants sont divisés entre deux forces, un bloc mené par les Forces libanaises qui comprend également les Kataëb et compte 31 sièges, et un bloc « indépendants » hétéroclite de 37 députés, qui comprend notamment les 13 « députés du changement ».
Pour le moment, aucun candidat à la présidence n’a obtenu la faveur de la majorité, même si quelques noms se dégagent. Ainsi, Sleiman Frangieh aurait le soutien du bloc réuni autour du Hezbollah. Mais le politicien du nord-Liban est proche de la Syrie. Nombre de parlementaires s’inquiètent d’un retour à marche forcée sur le chemin de Damas. Si l’Arabie saoudite finit par donner son accord pour son élection, Frangieh semble être néanmoins le mieux placé pour l’emporter. Une autre figure se dégage également : Joseph Aoun. Malgré son nom, il n’a aucun lien de parenté avec le président sortant. Commandant en chef de l’armée libanaise, il jouit d’une certaine popularité au Liban (l’armée reste populaire auprès de la population). N’évoluant pas dans le milieu politique, son image n’est pas entachée par des affaires de corruption.
Les luttes locales qui ont mené à ce blocage politique doivent être appréhendées dans un contexte plus global, selon le chercheur Karim Mufti, Professeur de sciences politiques et de droit international à l’Université Saint-Joseph, « le Liban est un État tampon, il lui est difficile de se défaire de ce statut. Les puissances régionales comme l’Iran ou l’Arabie saoudite exercent une influence sur le pays pour la désignation du président. Le pays est un pion parmi d’autres, dans une lutte d’influence plus globale, régionale, qui dépasse les Libanais. Néanmoins, cette réalité n’absout pas les leaders politiques de responsabilité quant à leurs pratiques internes liées au communautarisme et au clientélisme. »
Cette vacance du pouvoir présidentiel n’est pas inédite au Liban et avec un Etat libanais historiquement faible, l’absence de président semble, a priori, presque superficielle. Cependant, ce vide présidentiel résonne aujourd’hui plus fortement, non seulement parce qu’aucun gouvernement n’a été formé après les élections de mai 2022 (le gouvernement par intérim actuel expédie les affaires courantes), mais aussi à cause de la crise financière qui frappe le Liban. Dans ce contexte, la formation d’un gouvernement et la désignation d’un président sont nécessaires pour réaliser les réformes requises par le Fonds monétaire international afin de sortir le pays du marasme.
Le poste de président n’est pas le plus actif de l’exécutif depuis les accords de Taëf en 1991. Néanmoins, le président peut bloquer la formation des gouvernements, sans compter d’autres pouvoirs liés à la gouvernance libanaise. Michel Aoun a, dans l’exercice de ses fonctions, bloqué la formation de plusieurs gouvernements, donnant une dimension plus politique à son rôle que ses prédécesseurs. Depuis le début de la crise économique en 2019, il a refusé plusieurs fois de signer les listes de ministres qui lui avaient été soumises par les candidats au poste de Premier ministre, Saad Hariri et Najib Mikati. En principe, si le poste de président est vacant, les pouvoirs présidentiels sont dévolus au gouvernement, de manière limitée. Le gouvernement peut utiliser les pouvoirs présidentiels, mais seulement par consensus des 24 ministres. Un élément complique néanmoins la tâche aujourd’hui : avant son départ, Michel Aoun a fait passer un décret contestant au Premier ministre démissionnaire le droit de diriger le pays [6].
Pour le chercheur Karim Mufti, « avec cette double vacance de l’exécutif, on dépasse aujourd’hui le symbole de l’Etat faible. Le vide du pouvoir étatique est devenu concret à l’heure où des postes aussi cruciaux de la politique libanaise sont vides. Le pays traverse une crise institutionnelle et politique. Au Liban, la société étant plus forte que l’Etat, elle a toujours réussi à se défaire de toute demande d’efficacité. Mais dans le contexte actuel de crise, cette situation est dangereuse. Cela confirme que l’Etat libanais est un Etat failli. »
Créé en 2005 par Michel Aoun au moment de son retour au Liban, le CPL était, jusqu’aux élections de mai dernier, le premier parti chrétien du pays. Mais la crise et l’explosion du port de Beyrouth ont changé la donne. A l’issue du scrutin législatif, le parti a été relégué à la seconde place avec 18 députés, après les Forces Libanaises, qui en ont obtenu 20. Le parti de Samir Geagea (FL) dans l’opposition a marqué des points sur sa critique de la gestion de la crise financière et sur son opposition virulente au Hezbollah, matérialisé dans les violences d’octobre 2021 à Tayyouneh [7].
Selon le professeur Karim Muti, les dernières années au pouvoir ont transformé la stature du CPL, « le parti qui était celui du général Aoun en exil, opposant aux Syriens, critique de l’instrumentalisation de la résistance par la milice du Hezbollah, s’est métamorphosé pour devenir outil de pouvoir du clan réuni autour du président sortant et de son gendre. Gibran Bassil, actuel président du parti, veut faire du CPL un tremplin d’accès à la présidentielle, pour se maintenir dans les mécanismes de l’Etat. » Pour le chercheur, le retour de bâton est difficile pour le Courant Patriotique Libre, « il y a le recul électoral, les sanctions américaines contre Gibran Bassil, mais aussi la vacance présidentielle qui résonne comme un camouflet pour le clan du président qui aurait souhaité une transition plus rapide qui maintiendrait la mainmise du CPL ou d’un proche du CPL sur le poste de président. »
Le Parlement est une des institutions les mieux installées au Liban, ce recul électoral constitue donc un échec réel. Néanmoins, le CPL ne puise pas seulement sa légitimité dans les élections. Au Liban, les alliances tant internes que régionales et internationales, mais aussi le pouvoir économique sont autant d’outils de légitimité dans la sphère politique comme le souligne Karim Mufti : « par exemple, le Premier ministre par intérim Najib Mikati ne s’est pas laissé tenter par la députation en 2022, car il sait que son pouvoir existe en dehors du parlement. Il n’a pas besoin de cette institution pour obtenir une certaine légitimité politique. » De la même manière, le CPL a donc encore des cartes à jouer malgré le recul électoral.
La vacance présidentielle pourrait être longue. Fin novembre, les parlementaires ont de nouveau échoué à désigner un candidat.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
– A relire, en lien avec l’actualité au Liban : Entretien Eric Verdeil sur la situation économique du Liban : « Ce défaut de paiement est le résultat d’une longue histoire de choix économiques et financiers réalisés par le Liban »
– Entretien avec Yara El Khoury : « Comme en 1975, un système à bout de souffle est en train d’éclater »
– Entretien avec Bruno Lefort : « Le système confessionnel libanais est un système profondément en crise »
– Reportage photo - Un an après l’explosion du port : Beyrouth panse ses plaies, mais les Libanais demandent justice (1/2). Beyrouth : hommage et colère un an après l’explosion
A lire sur le même sujet :
https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/east-mediterranean-mena/lebanon/b088-limiting-damage-lebanons-looming
https://carnegie-mec.org/diwan/88239
https://carnegie-mec.org/diwan/88475
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Notes
[1] https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2021/05/01/lebanon-sinking-into-one-of-the-most-severe-global-crises-episodes
[2] https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/08/16/le-president-libanais-qui-na-jamais-pardonne-a-la-france-de-lavoir-sauve/
[5] Groupe chiite allié au Hezbollah et au CPL.
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