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Histoire de l’Arménie (1/3) : des origines jusqu’à la conquête arabe

Par Tatiana Pignon
Publié le 11/04/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

King TIGRANES II the Great. Recto Silver Tetradrachma recto Kingdom of Armenia

The Art Archive / Jean Vinchon Numismatist Paris / Alfredo Dagli Orti / AFP

Terreau d’une culture originale, qui n’a jamais pu être assimilée par l’un ou l’autre des nombreux pouvoirs qui la prirent sous sa coupe, l’Arménie est l’une des plus anciennes civilisations au monde et affirme dès l’Antiquité son identité très forte, qu’elle parvient à conserver même après son passage, au VIe siècle avant J.-C., sous la coupe de l’immense empire perse achéménide. À l’époque hellénistique, l’Arménie parvient à se constituer en entité politique indépendante, sous la forme d’un royaume dominé par plusieurs dynasties successives : toutefois, malgré cette indépendance officielle, l’histoire de l’Arménie antique demeure largement tributaire des conflits régionaux qui opposent les grands empires, qui tous se disputent son territoire au moins en termes d’influence. Cette histoire mouvementée explique peut-être l’attachement particulièrement fort des Arméniens à leur culture, à leur territoire et, au final, à leur identité, seul point de repère indestructible au milieu des fréquents bouleversements politiques : sur ce point justement, la conversion du pays au christianisme en 301 joue un rôle fondamental, puisque la religion va dès lors constituer l’une des principales composantes de l’identité arménienne, alors que l’arrivée au pouvoir des Sassanides en Perse va mener à l’éclatement du territoire arménien, désormais divisé et soumis à des pouvoirs étrangers.

De l’Arménie des origines à la domination perse

L’histoire de l’Arménie remonte à des temps très anciens, puisqu’on a retrouvé des traces d’habitations dans la région datant de la Préhistoire : plusieurs cultures attestent la présence, dès cette époque lointaine, d’unités sociales constituées. Toutefois, c’est le royaume d’Urartu qui fonde pour la première fois l’existence politique arménienne : entre 883 et 590 avant notre ère, ce royaume fut l’un des principaux rivaux de l’Assyrie, face à laquelle il parvint à unifier les différentes tribus et principautés présentes sur le territoire actuel de l’Arménie. Puissant royaume, qui se distingue dans des domaines aussi divers que le travail du bronze, la construction de puissantes citadelles, mais aussi le développement de l’élevage des chevaux et de la métallurgie, l’Urartu est également à l’origine de la capitale de l’Arménie actuelle, Erevan, fondée en 782 avant notre ère sous le nom d’Erebouni par le roi Argisthi Ier. La capitale urartéenne, toutefois, n’est pas Erebouni mais Tushpa, élevée à ce rang par le roi Sarduri Ier.

L’Urartu oppose une résistance efficace aux tentatives assyriennes de prise de possession du territoire, bénéficiant d’un relief montagneux qui rend difficile les attaques. Toutefois, ce royaume puissant mais peu étendu est la cible de nombreuses convoitises, et est attaqué à plusieurs reprises par les Scythes venus des steppes eurasiennes, avant d’être détruit par les Mèdes en 590 avant notre ère. La question de l’identification entre peuple arménien et population de l’Urartu est au cœur d’une controverse à ce jour non résolue : alors que certains historiens se fondent sur l’analogie lexicale entre « Hay » (le nom que se donnent les Arméniens dans leur propre langue) et « Hayasa », nom d’un pays situé au nord d’Erzurum et donc sur le territoire arménien, pour défendre la thèse de l’autochtonie du peuple arménien, d’autres pensent qu’il s’agit d’un groupe traco-phrygien arrivé en Anatolie au IIe millénaire avant notre ère, qui serait parvenu à imposer sa langue au royaume d’Urartu lors de la constitution de ce dernier, ce qui expliquerait l’apparition du mot « Arménie » à cette époque [1].

Quoi qu’il en soit, il est certain que l’Arménie constitue déjà un espace relativement organisé, territorialement comme politiquement, lors de la conquête mède de 590. Dès la deuxième moitié du VIe siècle avant notre ère, toutefois, le territoire passe sous la domination de la Perse achéménide, probablement sous le règne de Darius Ier (521-486) : conservant son unité territoriale, l’Arménie devient alors une province perse divisée en deux satrapies (la XIIIe et la XVIIIe, selon Hérodote), et, renommée pour ses chevaux, paie son tribut à l’Empire sous forme de poulains. Cette domination perse, qui dure deux siècles, a pour conséquence l’introduction d’éléments de la civilisation iranienne en Arménie.

Le royaume d’Arménie, de l’époque hellénistique à la dynastie arsacide

La conquête d’Alexandre le Grand permet à l’Arménie de retrouver son intégrité territoriale ainsi qu’une existence politique indépendante : adoptant le mode de vie et la culture hellénistiques, l’Arménie se constitue en royaume à la fin du IVe siècle avant notre ère sous l’égide d’Oronte III (317-260 avant J.-C.), héritier de la lignée des satrapes d’Arménie et fondateur de la dynastie orontide. On sait peu de chose sur la manière dont Oronte III prit le titre de roi ; il semble que cela ait été un titre un peu vide, puisque les rois orontides ne semblent pas avoir eu plus de pouvoir que les satrapes qui les précédaient, et restaient en dernière instance sous souveraineté séleucide. L’autorité des Orontides sur le territoire arménien est remise en cause au début du IIe siècle avant notre ère, lorsqu’un général séleucide rebelle, Artaxias, s’empare du royaume à partir de territoires offerts à lui par les Mèdes, qu’il avait secondés contre le roi séleucide Antiochos III. Sous les Artaxiades, l’Arménie voit son extension territoriale augmenter largement à la faveur de guerres de conquêtes et d’arrangements diplomatiques.

L’Arménie est toutefois réintégrée dans l’Empire perse au IIe siècle avant notre ère, date à laquelle les Parthes prennent le contrôle de la Perse et imposent leur autorité à l’Arménie à travers un tribut marquant leur souveraineté sur le pays. Mais cette époque, paradoxalement, coïncide aussi avec une forme d’apogée arménienne, puisque le règne du roi Tigrane II (95-55 avant J.-C.) marque l’expansion maximale du territoire arménien et de l’influence du royaume, acquise notamment à travers l’alliance conclue entre l’Arménie et le royaume du Pont et scellée par le mariage entre Tigrane et Cléopâtre, fille de Mithridate VI roi du Pont. L’Arménie, si elle est alors tributaire des Parthes, est alors surtout au cœur d’un affrontement entre l’Empire parthe et l’Empire romain, qui est également en guerre contre le royaume du Pont. L’alliance entre Tigrane et Mithridate VI permet d’abord au roi arménien d’étendre son territoire et d’assurer sa défense contre Rome ; il est alors à la tête d’un royaume qui s’étend de la Caspienne à la Méditerranée. Ces changements s’accompagnent d’une modification religieuse, puisque le polythéisme est alors abandonné au profit du zoroastrisme venu de Perse : l’Arménie devient alors monothéiste. Mais la reprise du conflit entre Rome et le Pont, en 74 avant notre ère, entraîne l’invasion de l’Arménie par le général romain Lucullus – d’autant plus que Rome voit d’un mauvais œil la puissance du royaume ; si Tigrane, en acceptant de s’allier avec l’Empire romain, parvient à conserver son pouvoir jusqu’à sa mort en 55 avant J.-C., ses successeurs seront écartés ou contrôlés de très près par Rome, jusqu’à ce qu’en l’an 1, le royaume d’Arménie disparaisse et devienne un territoire romain. Les conflits entre Parthes et Romains n’étant pas résolus pour autant, le traité de Rhandeia, signé en 63, établit que l’Arménie doit être dirigée par un souverain issu de la dynastie parthe arsacide, mais demeurer alliée à Rome ; c’est d’ailleurs l’empereur romain Néron qui couronne, en 66, le premier roi arsacide d’Arménie, Tiridate Ier. La dynastie arsacide marque durablement la société arménienne, en établissant un système hiérarchique proche de la féodalité, avec des grandes familles appelées nakharark qui monopolisent les offices de l’État, transmis de manière héréditaire. Malgré diverses tentatives romaines d’annexion ou d’installation sur le trône arménien d’un prince étranger, la dynastie arsacide se maintient pendant plus de trois siècles, jusqu’en 428.

L’Arménie chrétienne, de la conversion aux Sassanides

C’est de l’époque arsacide que date la conversion au christianisme de l’Arménie, qui devient ainsi le premier État chrétien du monde. Évangélisée, selon la légende, par les apôtres Simon le Zélote et Barthélémy, donc dès les premiers temps du christianisme, l’Arménie adopte le christianisme comme religion d’État en 301 après J.-C., c’est-à-dire assez tard par rapport à cette évangélisation précoce. Cette conversion intervient en réalité sous l’influence d’un prédicateur chrétien, saint Grégoire dit l’Illuminateur (257-331), qui fut probablement le véritable évangélisateur de l’Arménie et qui convainquit le roi Tiridate IV (298-330) d’effectuer cette conversion, faisant ainsi de l’Arménie le premier État officiellement chrétien au monde ; il devint alors, sous le nom de Grégoire Ier, le premier patriarche de l’Église arménienne, fondée à ce même moment. Moins d’un siècle plus tard, le moine Mesrop Machtots crée un alphabet arménien original qui permet notamment de traduire les textes sacrés, et qui a pour conséquence l’élimination en Arménie du grec, du syriaque et du persan aussi bien dans le domaine religieux que dans l’administration. L’unité linguistique du royaume est ainsi réalisée.

La conversion au christianisme intervient moins de cinquante ans avant la conquête sassanide [2] de l’Arménie, qui plonge l’Arménie dans un certain chaos : objet de conflits entre Rome et la Perse, le royaume est partagé en deux en 387, l’Arménie occidentale devenant la province romaine d’Arménie mineure tandis que le reste du territoire demeure un royaume dirigé par la dynastie arsacide et soumis à la Perse. Les Sassanides ayant instauré le zoroastrisme comme religion d’État, l’Arménie chrétienne se trouve, dans leur dépendance, menacée d’un véritable anéantissement culturel, et des tentatives de conversion forcée du pays ont effectivement lieu après la chute définitive des Arsacides en 428 et leur remplacement par des satrapes nommés par le pouvoir sassanide. La question religieuse devient l’objet d’une véritable lutte, cristallisant les revendications arméniennes d’autonomie culturelle mais aussi politique, et culminant en 451 à la bataille d’Avarayr : cette défaite arménienne est encore considérée comme un symbole de résistance à l’oppression étrangère, tandis qu’elle fixe, pour les Perses, l’attachement des Arméniens à leur religion et l’association désormais évidente entre Arménie et christianisme. Cette identification du peuple arménien à sa religion est renforcée en 506, lorsque, l’Église arménienne refusant les décisions du concile de Chalcédoine datant de 451, le patriarche prend le titre de catholicos, affirmant ainsi l’indépendance de l’Église arménienne par rapport, notamment, à la norme imposée par Byzance.

L’Arménie demeure dès lors un enjeu majeur entre l’Empire sassanide et l’Empire byzantin, lui-même christianisé depuis le règne de Constantin Ier et la conversion de ce dernier en 312. Elle passe sous la coupe byzantine en 629 après la victoire d’Héraclius contre les Perses et se trouve à cette occasion réunifiée ; mais cette période de l’histoire arménienne sera courte, puisque dès 653, la conquête arabe viendra bouleverser la configuration du pays.

Cette histoire complexe et mouvementée fait donc bien de l’Arménie un territoire à part, à la fois enjeu de conflits récurrents entre les grands empires qui se succèdent de l’Antiquité au début du Moyen Âge, et lieu de naissance d’une culture ancienne et originale, qui se façonne aussi au fil de cette histoire. La conversion au christianisme, au début du IVe siècle, est l’une des composantes les plus importantes de cette identité propre à l’Arménie : premier peuple officiellement chrétien, le peuple arménien trouve là un puissant vecteur d’unification qui prouve son efficience jusqu’à l’époque contemporaine. C’est cette importance de la religion chrétienne qui explique surtout les nombreuses révoltes par lesquelles les Arméniens résistèrent aux Sassanides zoroastriens. Au VIIe siècle, la conquête arabe ouvre une nouvelle page de l’histoire de l’Arménie.

Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
 Histoire de l’Arménie (2/3) : du Moyen Âge à l’époque moderne
 Histoire de l’Arménie, (3/3) : histoire de l’Arménie contemporaine

Bibliographie :
 L’Arménie et Byzance, histoire et culture, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 242 pages.
 Charles Allen Burney, The People of the Hills : ancient Ararat and Caucasus, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1971, 323 pages.
 Marie-Louise Chaumont, Recherches sur l’histoire de l’Arménie : de l’avènement des Sassanides à la conversion du royaume, Paris, P. Geuthner, 1969, 199 pages.
 Jean V Catholicos d’Arménie, Histoire d’Arménie, traduction et notes par Patricia Boisson-Chenorhokian, Leuven, Peeters, 2004, 453 pages.
 Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Toulouse, Privat, 2007, 991 pages.
 René Grousset, Histoire de l’Arménie des origines à 1071, Paris, Payot, 1947, 647 pages.
 Gerard J. Libaridian, L’Arménie moderne : histoire des hommes et de la nation, Paris, Éditions Karthala, 2008, 268 pages.
 Hrant Pasdermadjian, Histoire de l’Arménie depuis les origines jusqu’au traité de Lausanne, Paris, H. Samuelian, 1964, 439 pages.

Publié le 11/04/2013


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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