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Histoire des juifs sous l’Empire ottoman et en Turquie : un passé riche et méconnu (2/4). Les XVème et XVIème siècles : l’âge d’or des juifs ottomans ?

Par Emile Bouvier
Publié le 31/03/2021 • modifié le 31/03/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

"Portrait du sultan Bayezid Bajazed (Bayezid, Bajazet, Bayazid) II le Juste (1447-1512)". Manuscrit. Venise, Biblioteca Marciana (pse17134).

©Electa/Leemage
Leemage via AFP

Lire la partie 1 : Histoire des Juifs sous l’Empire ottoman et en Turquie : un passé riche et méconnu (1/4). Les Juifs sous l’Empire ottoman, une période de prospérité

1. Le sauvetage des juifs de la péninsule ibérique par Bayezid II

A partir de la conquête de Constantinople, et plus encore du règne de Bayezid II, l’Empire ottoman initie une politique d’accueil à l’égard des juifs qui amènera ces derniers à immigrer en nombre vers les terres du Sultan. En effet, la fin du XVème siècle voit une intensification des persécutions à l’encontre des juifs en Europe [1] : les « courses de juifs » introduites au XVème siècle durant le carnaval romain en sont un exemple, comme les « violences sacrées » de Pâques en Ombrie où la « Sainte pluie de pierres » (Sassaiola Santa) consiste en une lapidation institutionnalisée et ritualisée des juifs [2].

De vastes populations juives sont ainsi expulsées d’Espagne (comme en 1483 en Andalousie par exemple), du royaume du Portugal, de Naples ou encore de Sicile [3]. Le sultan Bayezid II annonce ainsi son souhait d’accorder l’asile à tout juif fuyant l’Europe chrétienne ; de nombreuses personnes rejoignent alors l’Empire ottoman [4]. L’apogée, ou en tous cas le moment fort de cette politique ottomane de protection des juifs se situe en 1492 lorsque plus de 40 000 juifs espagnols fuient l’Espagne [5] : l’inquisition espagnole, couplée au décret de l’Alhambra (édit de Grenade) décrété par les rois catholiques Isabelle Ière de Castille et Ferdinand II d’Aragon le 31 mars [6], qui contraignait peu ou prou les juifs à une conversion forcée au catholicisme, entraîne le départ de plusieurs dizaines de milliers de juifs de la péninsule ibérique.

Voyant là une opportunité de repeupler Constantinople et d’enrichir son Empire de nouveaux sujets et de nouveaux talents - sans compter la sympathie que le sultan semblait éprouver pour les juifs [7] -, Bayezid II envoie le 31 juillet 1492 la marine ottomane rapatrier les juifs d’Espagne. A l’issue du succès de cette opération, il fustigera le décret de l’Alhambra et la conduite d’Isabelle Ière de Castille et de Ferdinand II d’Aragon, déclarant à ses courtisans : « Vous osez dire de Ferdinand qu’il est un souverain sage et avisé ; lui, qui vient d’appauvrir son pays et d’enrichir le mien ! » [8].

De fait, les juifs, dont une grande part opéraient dans les domaines du commerce ou de la finance en Espagne, viendront enrichir l’Empire, tant de leurs talents que de leurs finances : au XVIème siècle, l’essentiel des plus grandes institutions financières sera aux mains des Grecs et des juifs, dont la plus notable sera dirigée par le banquier juif Alvaro Mendès [9]. Celui-ci, arrivé à Constantinople en 1588 sous la protection de Soliman le Magnifique (1494-1566), aurait ramené avec lui près de 85 000 ducats d’or [10].

Bayezid II émettra par ailleurs un « firman » (un décret du sultan) dans lequel il ordonne à ses gouverneurs à travers l’Empire de ne pas repousser les réfugiés venant d’Espagne mais, bien au contraire, de les accueillir chaleureusement, menaçant de mort tous ceux qui traiteraient brutalement les juifs ou refuseraient de les intégrer à l’Empire [11]. L’essentiel des nouveaux arrivants juifs espagnols s’installera à Thessalonique (aujourd’hui en Grèce), Izmir, Constantinople (actuel quartier de Galata notamment) et Safed (actuellement en Israël).

2. Le statut des juifs sous l’Empire ottoman

Les juifs séfarades [12] sont autorisés à s’installer dans les villes les plus riches de l’Empire, en particulier en Roumélie (les provinces européennes, des villes comme Constantinople, Sarajevo, Thessalonique, Andrinople et Nicopolis), dans l’ouest et le nord de l’Anatolie (Bursa, Aydin, Tokat et Amasya), mais aussi dans les régions côtières méditerranéennes (Jérusalem, Safed, Damas et l’Egypte) [13].

Suivant les vagues migratoires juives, les communautés confessionnelles judaïques prendront rapidement de l’ampleur dans ces villes : à Safed par exemple, les familles juives passent de 300 au début du XVIème siècle à 2000 au début du XVIIème [14] ; Damas en comptera 400 tandis que Constantinople, nouvelle capitale ottomane, accueille en son plus de 30 000 juifs et 44 synagogues [15]. Bayezid II permettra aux juifs de s’installer sur les rives de la Corne d’Or, l’un des lieux les plus prisés de Constantinople [16] - comme en témoigne par exemple l’édification du palais de Topkapı à partir de 1459, résidence principale des sultans ottomans donnant sur la Corne d’Or.

La province (« eyalet ») d’Egypte, en particulier Le Caire, abrite un grand nombre de réfugiés juifs ibériques, qui dépassent bientôt en nombre les juifs moustarabims, c’est-à-dire les juifs originaires d’Egypte, Syrie, Irak, Liban et Palestine avant le XVème siècle et, plus particulièrement l’arrivée massive des juifs expulsés d’Espagne [17]. Peu à peu, le principal foyer des juifs séfarades devient Thessalonique, où les juifs espagnols s’imposent comme l’ethnie majoritaire, au détriment des Grecs eux-mêmes dans certains quartiers de la ville [18].

Bien que le statut relativement privilégié des juifs dans l’Empire ottoman puisse être sur-interprété par certains observateurs ou acteurs religieux [19] à bien des égards, il est indéniable que les communautés judaïques jouissaient d’une certaine tolérance au sein de l’Empire ottoman. Le système des millet et des dhimmi ottomans tend à le montrer. En effet, le système de dhimma (« pacte de protection ») permettait aux dhimmis - c’est-à-dire les non-musulmans sous domination musulmane et, en l’occurrence, ottomane - de bénéficier d’une sécurité et d’une liberté de culte garantie par l’Etat, en échange de quoi ils se soumettaient à plusieurs obligations - notamment fiscales et vestimentaires [20] - vis-à-vis du pouvoir musulman. Ce statut discriminatoire est institutionnalisé de manière originale par l’Empire ottoman, qui reconnaît à partir du règne de Mehmet II trois millet ou « communautés confessionnelles » ayant droit à ce statut de dhimmî : il s’agit du millet juif, du millet arménien et du millet grec-orthodoxe ou « roum » [21].

Chaque millet constitue donc une communauté à part entière, définie par sa confession religieuse et non par des critères ethniques ou linguistiques, et dirigée par un patriarche qui sert d’intermédiaire entre le millet et le pouvoir central [22]. Dans le cas du millet juif, ce dernier était représenté par le Hakham Bachi (de l’hébreu « hakham », « sage », et du turc « baş », « tête »), basé à Constantinople [23], et dont le premier titulaire du titre sera le rabbin Elijah ben Elkanah Capsali [24].

Si le Hakham Bachi constantinopolitain disposait d’une autorité s’étendant à l’intégralité des juifs de l’Empire, chaque communauté se distinguant par son ampleur (à l’instar des mizrahim [25] d’Égypte et d’Irak, des romaniotes ou des séfarades) bénéficiait de son propre Hakham Bachi, bien que placé sous la tutelle du patriarche juif à Constantinople. La communauté juive de Thessalonique, forte au point de remporter le surnom de « Jérusalem des Balkans » [26], acquiert un statut particulier et bénéficiera, jusqu’ à la fin du XIXème siècle, d’un collège de rabbins choisis par les différentes communautés juives composant la mosaïque judaïque de Thessalonique [27].

3. Quelques exemples de figures juives ottomans célèbres

Les juifs connaîtront ainsi, sous l’égide ottomane, une période de prospérité incontestable. Jouissant de la protection dont ils bénéficiaient, ils s’imposeront rapidement comme des acteurs incontournables du commerce ottoman, dans la diplomatie et certaines autres hautes fonctions de l’administration ottomane. L’essor des juifs connaîtra un pic tout particulier au XVIème siècle, dont l’apogée constituera à bien des égards la nomination de Joseph Nasi (1524-1579) au rang de duc de Naxos, un titre traditionnellement dévolu aux Ottomans.

L’intéressé, juif séfarade né au Portugal sous le nom de João Micas, rejoindra en 1554 l’Empire ottoman, seul havre de paix pour les juifs en Europe à l’époque ; il gravira rapidement les échelons de l’administration ottomane et parviendra à s’attirer les faveurs de Soliman le Magnifique puis de Selim II (1525-1574). A ce titre, il exercera avec succès les fonctions de diplomate, parvenant entre autres choses à renouveler un traité de paix avec la Pologne en 1564 [28]. Il sera chargé en 1561 de déplacer les populations juives de l’Empire vers la Syrie ottomane (actuels Liban, Israël et partiellement Syrie et Jordanie) afin d’y encourager le développement d’une économie industrieuse [29]. Il échouera à cette tâche mais sera tout de même nommé seigneur de Tibérias et Duc de Naxos, titres qu’il gardera jusqu’à sa mort.

Hormis Joseph Nasi, d’autres juifs atteindront des postes prestigieux dans la cour et l’administration ottomane. Yakup Pasha par exemple (également connu sous son nom entier de « Hekim Yakup Pasha », « hekim » signifiant « médecin » en turc) deviendra l’un des médecins attitrés de la cour à Constantinople au XVème siècle [30] avant d’être suivi, au XVIème siècle, par le médecin Moses Hamon, médecin attitré de Soliman le Magnifique [31].

Strongilah ( ? -1548) [32], Esther Handali ( ? - 1588) [33] et Esperanza Malchi ( ? - 1600) [34], toutes trois juives espagnoles séfarades, s’imposeront quant à elles comme des femmes d’affaires incontournables du harem impérial et comme les trois plus célèbres « kira », c’est-à-dire les agents des femmes du sultan. Se trouvant en effet dans l’impossibilité d’échanger avec des hommes extérieurs au palais, et ne pouvant que très rarement quitter le harem, les odalisques recouraient aux services d’intermédiaires féminines afin d’échanger avec le monde extérieur [35]. Les kira alternaient ainsi les rôles de secrétaires, de prête plume, de confidente, de fournisseuse en produits médicaux, en vêtements, en bijoux, mais aussi de véritables femmes d’affaires pour le compte des femmes du harem [36].

Ainsi, les juifs, pourtant nettement distingués socialement tant par leur mode de vie que par le système des millets, ne souffriront que peu de discrimination ou de violences. Certains événements viendront toutefois émailler assombrir l’histoire des juifs en Turquie ; ce sera l’objet de la troisième partie de cet article, qui traitera également du déclin lent de la population et de l’influence juives au sein de l’Empire.

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Publié le 31/03/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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