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John Bagot Glubb (1897-1986), ou les ambigüités d’une figure de l’impérialisme britannique au Moyen-Orient (2/3)

Par Myriam Yakoubi
Publié le 07/10/2019 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Undated photo (probably in 1953 in Amman) of Hussein Ibn Talal, King of Jordan (l) during his meeting with Lieut-Gen Sir John Bagot also known as Glubb Pacha, a British officer,who became later a Jordanian citizen, the commander in chief of the Arab Legion in Transjordan (1938-56). King Hussein of Jordan relieved Glubb Pacha of his command in 1956.

FILES-INTERCONTINENTALE / AFP

Lire la partie 1

« Glubb de Transjordanie »

C’est grâce à son rôle en Transjordanie que la stature de Glubb changea et qu’il acquit une solide réputation dans le milieu des administrateurs de l’empire et au-delà. Son utilisation des bédouins dans les forces armées du pays mena inévitablement à la comparaison avec les « exploits » de T.E. Lawrence pendant la Révolte arabe. Ainsi, au même titre que Lawrence était devenu Lawrence d’Arabie, Glubb devint Glubb de Transjordanie.

Pendant les années 1920, l’émirat avait connu une forte instabilité politique. Si les Britanniques avaient assez rapidement ramené l’ordre dans les villes et les villages, ils eurent plus de difficultés à administrer les régions où vivaient les tribus nomades et semi-nomades. L’émir Abdallah tenta très tôt de jouer un rôle de premier plan auprès de ces tribus, mais les Britanniques, qui finançaient entièrement la gestion politique et militaire de l’émirat à travers une subvention annuelle, voyaient ses efforts d’un mauvais œil.

Les hommes qui avaient combattu avec les Hachémites et les Britanniques pendant la Révolte arabe et dont certains avaient accompagné Faysal, le frère d’Abdallah, dans sa conquête de la Syrie en 1918, se retrouvèrent en Transjordanie après la guerre. Sur place, cette force était appelée « armée arabe » et elle s’ajouta aux troupes qui avaient accompagné Abdallah lors de son arrivée dans l’émirat ainsi qu’à une force armée composée de Circassiens recrutés par les Britanniques. Tandis que ceux-ci prenaient formellement le contrôle de la Transjordanie, ils considérèrent que 1 500 hommes ne pouvaient constituer une armée digne de ce nom et rebaptisèrent cet agrégat de troupes « Légion arabe ». Ce changement de nomenclature montre la différence de perception de cette force armée qui incarna le nationalisme arabe pour les uns mais ne représenta initialement qu’une milice au rôle strictement local pour les autres.

Lorsqu’il arriva dans l’émirat, la Légion arabe était commandée par le Général Frederick Gerard Peake et Glubb devint commandant en second avec rang de Brigadier. Cependant, les autorités britanniques en Palestine, desquelles dépendait cette force armée du point de vue administratif, décidèrent de réduire les effectifs de la Légion arabe et d’affecter Glubb à la Transjordan Frontier Force, une force spéciale créée en 1926 afin d’assurer la sécurité des frontières de l’émirat. En effet, l’année précédente, les Britanniques avaient profité de l’effondrement du royaume du Hedjaz, conquis par Ibn Saoud, pour annexer les régions de Maan et Akaba et les intégrer à la Transjordanie. Si l’opportunisme britannique dota l’émirat d’un accès à la mer Rouge, il bouleversa les zones de pâturage des tribus de ces régions, ce qui explique les incursions de tribus nomades de part et d’autre de la frontière séparant la Transjordanie du territoire d’Ibn Saoud. En 1930, Glubb eut l’idée de créer la Patrouille du désert, une unité paramilitaire composée de bédouins nomades, ceux-là mêmes qui étaient tentés de traverser illégalement la frontière afin de récupérer bétail et autres biens volés en Transjordanie par des tribus vivant en territoire saoudien.

Glubb s’employa à convaincre ces bédouins qu’il était vain de combattre à la fois les tribus ennemies de l’autre côté de la frontière et les autorités transjordaniennes, qui punissaient ceux qui la traversaient illégalement et compliquaient ainsi les relations avec Ibn Saoud. Tout en confisquant quelques chameaux ou moutons à ceux qui se rendaient coupables d’incursions, il les encouragea à rejoindre la Patrouille du désert, leur promettant un salaire et l’assurance de pouvoir faire paître leurs troupeaux en toute sécurité. Au bout de quelques mois, la stratégie de Glubb porta ses fruits, ce qui lui fit dire : « Le fondement de notre contrôle du désert n’était pas la force mais la persuasion et l’amour » (1). En réalité, c’est plutôt, là encore, un mélange de persuasion et de coercition qui fut le plus efficace. Si cette stratégie fonctionna, c’est avant tout parce que les conditions économiques et sociales de l’époque créèrent un climat favorable à cette coopération entre les bédouins et le nouvel État transjordanien. Les délimitations de l’émirat avaient en effet privé les bédouins de certaines zones de pâturage, désormais en territoire saoudien. Les tribus furent également privées d’une somme d’argent que les villages leur payaient pour ne pas être attaqués par elles. La sécurité étant désormais assurée par l’État, c’est à ce dernier que les populations sédentaires payaient désormais l’impôt. Le déclin de l’économie pastorale, les sécheresses et autres attaques de criquets achevèrent de fragiliser ces populations. Glubb comprit que la répression serait vaine car ces habitants n’avaient pas d’autre choix que de tenter de récupérer leurs biens par tous les moyens, faute de quoi ils ne pourraient survivre. En les intégrant à la machine sécuritaire du nouvel État, Glubb leur fit une place dans ce nouveau système qu’ils cessèrent de combattre et se mirent à servir. Ce système de cooptation fut sans doute en partie inspiré des méthodes d’officiers britanniques de la frontière du nord-ouest en Inde, qui s’appuyèrent sur les tribus du Balouchistan afin de pacifier la région en respectant les coutumes tribales et en versant des subventions aux chefs de ces tribus. Robert Groves Sandeman, l’un de ces officiers britanniques, décrivit ses méthodes comme relevant d’un impérialisme à visage humain (2), une formule qui illustre très bien la philosophie de Glubb. Quoi qu’il en soit, en deux ans, Glubb et sa Patrouille mirent fin aux incursions entre la Transjordanie et l’Arabie saoudite.

Dans l’entre-deux-guerres, la Patrouille du désert s’employa également à construire des forts autour des puits dans des lieux stratégiques et protégea le pipeline de l’Iraq Petroleum Company qui traversait le désert transjordanien pour déboucher à Haïfa. Elle fut donc sans aucun doute un instrument de protection des intérêts britanniques dans la région, comme pendant la Grande Révolte arabe de Palestine (1936-1939), pendant laquelle la Patrouille s’employa à chasser les rebelles palestiniens susceptibles de chercher refuge en Transjordanie ou d’y transiter pour retourner combattre en Palestine. Glubb se félicitait de la loyauté de ses hommes qui, selon lui, malgré leur sympathie pour la cause des Arabes de Palestine, ne désobéirent jamais aux ordres.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, Glubb succéda à Peake Pasha et devint le commandant de la Légion arabe, dotée d’une force armée conventionnelle et d’unités exerçant uniquement dans les zones désertiques. Dans l’un de ses ouvrages, Glubb relata l’entretien solennel qu’il eut avec Abdallah à cette occasion. Selon ses dires, l’émir lui fit promettre de se comporter comme s’il était transjordanien et non britannique. Pour Abdallah, seul un cas de guerre entre l’émirat et la Grande-Bretagne pouvait exonérer Glubb de sa loyauté absolue envers la Transjordanie. Glubb lui répondit : « Je vous donne ma parole d’honneur. À partir de ce jour, je suis un Transjordanien et agirai en tant que tel sauf dans les conditions que vous avez mentionnées, et dont je prie Dieu qu’elles ne se produisent jamais » (3). En réalité, l’hypothèse d’un conflit entre intérêts britanniques et jordaniens à cette époque était peu probable tant la dépendance d’Abdallah et de son pays envers la Grande-Bretagne était grande. Si, officiellement, la Légion arabe était l’armée transjordanienne au service de l’émir, dans les faits elle était entièrement financée par les Britanniques et dirigée par Glubb, qui, malgré sa déclaration solennelle, n’en restait pas moins Britannique. L’extrait révèle ainsi l’ambigüité de sa position : était-il au service de la Transjordanie ou de la Grande-Bretagne ? À ce jour, le débat reste ouvert (4).

La Seconde Guerre mondiale donna une nouvelle envergure à Glubb et à la Légion arabe, dont les effectifs furent augmentés. Après l’effondrement de la France en 1940, la Syrie devint une menace potentielle pour la Transjordanie. Un régiment d’infanterie mécanisé fut monté rapidement afin de patrouiller dans le désert syrien. Au cours de l’année 1941, les hommes de Glubb prirent part aux combats contre les forces vichystes en Syrie en prenant Palmyre et en libérant Habbaniyya, l’une des deux bases aériennes de la Royal Air Force en Irak après un coup d’État pro-allemand dans ce pays. Pour Glubb, ces combats furent la preuve que la Légion arabe était une véritable armée prête à combattre sur des fronts majeurs. En outre, il n’eut de cesse de souligner la loyauté et la fierté des hommes de la Légion arabe, qui, selon lui, avaient le sentiment de se battre pour leur pays, la Transjordanie, passant ainsi sous silence le fait que cette armée nationale était néanmoins dirigée par un représentant de la puissance mandataire. La Légion arabe joua un rôle non négligeable pendant le reste de la guerre, assurant la sécurité de convois d’armes à destination de la Russie transportés de la Palestine à l’Irak, jusqu’à la frontière perse.

En 1946, la Transjordanie obtint son indépendance, celle-ci étant cependant purement formelle. En effet, le traité conclu entre l’émirat et la Grande-Bretagne pour l’occasion consacrait la mainmise des Britanniques sur les questions financières et militaires du pays. En échange, ils continuaient de financer la Légion arabe et devaient venir en aide à la Transjordanie si elle était attaquée dans le cadre d’un pacte de défense mutuelle. Glubb se demanda si ce moment symbolique n’était pas l’occasion de partir et d’exercer de nouvelles fonctions. Comme de nombreux hommes de terrain, il aurait pu prolonger sa carrière au sein du département consacré au Moyen-Orient au sein du ministère des Affaires étrangères. Lui qui réfléchissait si souvent à la manière de présenter le rôle de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient à l’opinion publique de cette région aurait pu exercer des fonctions au sein du British Council, créé quelques années auparavant. Finalement, les autorités britanniques jugèrent bon de maintenir Glubb dans ses fonctions de commandant de la Légion arabe. Sans doute Glubb était-il le garant de la stabilité de ce territoire devenu important en regard de l’instabilité de la Palestine voisine. Toutefois, le choix de maintenir une figure de l’époque mandataire et qui plus est de nationalité britannique à la tête de l’armée d’un pays arabe devenu indépendant fut une erreur politique qui allait nourrir le ressentiment des nationalistes dans le pays et dans toute la région.

Glubb ou l’incarnation de la romance anglo-arabe

Le rôle de Glubb en Transjordanie et en particulier ses efforts pour intégrer les bédouins aux rouages de l’État ne sauraient être compris sans mentionner son imaginaire mental et ses références culturelles. Glubb est sans doute l’un des plus éminents représentants de cette génération de soldats et administrateurs britanniques ayant exercé des responsabilités au Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres et marqués par ce que l’historienne Kathryn Tidrick a décrit comme une « romance » anglo-arabe. Influencés par la littérature de voyage européenne de la fin du XIXe siècle, ces Britanniques issus de la noblesse terrienne et de l’aristocratie considéraient qu’il y avait une affinité naturelle entre eux-mêmes et les Arabes de la péninsule arabique, ceux qui, comme les bédouins nomades, ne furent pas corrompus par les excès de la modernité et de l’occidentalisation de la région. Ainsi ces derniers étaient-ils l’équivalent des Gurkhas ou des Sikhs, qui, en Inde, étaient admirés par les Britanniques pour leurs qualités martiales supposées, à l’inverse du stéréotype du babu bengalais, éduqué mais veule. Dans ses écrits, Glubb décrivait les valeurs communes aux hommes de la Patrouille du désert et aux Britanniques issus du monde rural : une éducation propre à forger le caractère (reçue dans les prestigieuses écoles privées de Grande-Bretagne pour les uns, en pleine nature au sein de leur tribu pour les autres), esprit de camaraderie et loyauté au groupe. Pour Glubb, le succès de la Patrouille du désert reposait sur ce partenariat tout naturel entre Britanniques de bonne famille et bédouins.

Au-delà de l’idéalisation des bédouins, la nature largement rurale de la Transjordanie fit que Glubb y projeta sa nostalgie pour une société préindustrielle, lui qui était si désabusé par les évolutions politiques et sociales ayant cours en Grande-Bretagne et dans le reste du monde arabe. En Transjordanie, l’urbanisation et la politisation des classes moyennes citadines se produisirent bien plus tard que chez ses voisins. Ainsi, l’absence de l’effendiyya, cette jeunesse éduquée à l’occidentale et qui remettait en cause la domination britannique et celle des classes dirigeantes qui leurs étaient associées, permit à Glubb d’affirmer qu’il y avait, au Moyen-Orient, une exception transjordanienne.

En effet, alors que dans les années 1930, les mouvements nationalistes arabes s’efforçaient de défaire leur pays de l’influence britannique, le statu quo politique en Transjordanie n’était que peu remis en question. Ainsi, alors qu’au début des années 1920 l’émirat faisait figure de parent pauvre des mandats, ce territoire acquit aux yeux des Britanniques et de Glubb en particulier une identité propre, et notamment par comparaison avec la Palestine. Pour Glubb, si la Palestine se soulevait contre les Britanniques tandis que la Transjordanie était loyale, cela s’expliquait par la nature très différente des habitants de ces deux pays. La Palestine appartenait à ses yeux à l’espace levantin, influencé à outrance par la modernité et l’occidentalisation. Voulant imiter les idées européennes, ses habitants politisés rejetaient la tutelle britannique. Les « véritables » arabes, d’après Glubb, avaient des allégeances plus personnelles que politiques et étaient loyaux aux Britanniques car eux ne souffraient pas d’un complexe d’infériorité envers les Européens. Ainsi, Glubb n’eut de cesse de faire valoir une interprétation culturelle de réalités politiques et sociales.

Si le statu quo politique en faveur des Britanniques ne fut pas remis en question dans l’émirat, c’est parce qu’aucune classe ou acteur politique n’avait réellement les moyens de combattre les Britanniques efficacement. L’émir Abdallah ne pouvait pas s’appuyer sur des éléments nationalistes après le départ des partisans de son frère qui avaient espéré un temps reconquérir la Syrie. Quant aux bédouins, éléments perturbateurs s’il en était, ils furent cooptés et intégrés aux rouages de l’État par les Britanniques.

Notes :
(1) John Bagot Glubb, The Changing Scenes of Life, An Autobiography, London, Quartet Books, 1983, p. 105.
(2) Riccardo Bocco et Tariq Tell, « Pax Britannica in the Steppe : British policy and the Transjordan Bedouin », dans Eugene L. Rogan et Tariq Tell (éd.), Village, Steppe and State, The Social Origins of Modern Jordan, British Academic Press, Londres et New York, 1994, p. 120.
(3) John Bagot Glubb, A Soldier with the Arabs, Londres, Hodder & Stoughton, 1957, p. 19.
(4) Pour un résumé de ce débat, voir Graham Jevon, Glubb Pasha and the Arab Legion, Britain, Jordan and the End of Empire in the Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, pp. 13-15.

Publié le 07/10/2019


Myriam Yakoubi est maître de conférences en civilisation britannique à l’Université Toulouse Jean-Jaurès et membre du laboratoire CAS (EA 801). Agrégée d’anglais, elle a soutenu en 2016 une thèse intitulée « La relation anglo-hachémite (1914-1958) : une romance anglo-arabe ». Elle s’intéresse aux représentations du Moyen-Orient chez les Britanniques de l’empire ainsi qu’à la coopération entre pouvoir impérial et élites locales.


 


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