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« Une diplomatie du grand écart, voire une diplomatie à la carte » : cet extrait de l’introduction du nouveau numéro de la revue Orients Stratégiques, « la Turquie et ses nouveaux alliés », résume de façon imagée mais efficace la complexité de la diplomatie turque, qu’une équipe de dix chercheurs, sous la direction de Jean Marcou - référence universitaire de la question turque en France, et actuel directeur du Master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient-MMO » de l’Institut d’études politiques de Grenoble - s’est attachée à décrypter dans ce numéro.
Ces chercheurs décortiquent la complexité de la diplomatie turque (I) ; puis mettent en évidence que, tant en Chine qu’au Qatar ou encore dans les Balkans, les différentes stratégies diplomatiques d’Ankara sont avant tout profondément pragmatiques et sont le résultat d’une « diplomatie à la carte » (II).
La diplomatie turque s’avère un champ de recherche passionnant mais notoirement ardu pour les politologues. Fer de lance acclamé par l’Union européenne de la modernité à l’occidentale au début des années 2000, les relations turco-européennes sont désormais caractérisées par la méfiance et les tensions ; après avoir abattu un appareil de l’armée de l’air russe et subi le courroux économico-politique du Kremlin en 2015, Ankara apparaît désormais comme l’un des acteurs régionaux ayant le plus l’oreille du Président russe Vladimir Poutine ; partisan de l’intervention saoudienne au Yémen en 2015, Ankara finit par se ranger du côté du Qatar lorsqu’éclate la crise entre Riyad et Doha en 2017… La liste des « incohérences » diplomatiques turques est longue, qu’il s’agisse des Balkans, de la Chine, de l’Iran, ou même de l’Afrique, pays avec lesquels les Turcs tissent de plus en plus de liens.
Toutefois, s’agit-il vraiment « d’incohérences » ? Considérer ainsi les aléas de la diplomatie turque serait l’expression d’une incompréhension des dynamiques historiques, politiques et culturelles parcourant la Turquie et déterminant sa politique extérieure. C’est précisément ce paradigme que démontrent les auteurs de l’ouvrage : la diplomatie turque a ses propres codes. Profondément pragmatique, grande pratiquante de la realpolitik, celle-ci s’oriente en fonction de ses intérêts : ainsi en va-t-il de l’exemple de la minorité chinoise des Ouïghours, dont Ankara s’était faite la championne jusqu’à ce que les autorités turques initient un rapprochement avec Pékin.
De fait, la diplomatie turque a pu désarçonner les chancelleries occidentales, au premier rang desquelles les Etats-Unis et l’Europe, en raison de sa « diplomatie du grand écart ». En effet, à partir des années 2000, Ankara bascule d’une orientation résolument occidentale de sa diplomatie vers un va-et-vient constant entre l’ouest et l’est, alternant tantôt entre l’Iran puis Israël et inversement, tantôt entre la Russie et les Etats-Unis… Ces va-et-vient sont pourtant ce que les auteurs de l’ouvrage jugent comme étant les symptômes de « l’affirmation d’une puissance moyenne émergente », qui cherche par-là à acquérir une reconnaissance internationale et accroître son influence diplomatique sur la scène internationale.
Cette nouvelle doctrine extérieure est formalisée en 2001 par l’universitaire Ahmet Davutoğlu (qui deviendra ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014 puis Premier ministre jusqu’en 2016). Ce dernier développe la célèbre théorie du « zéro problème avec les voisins » ; toutefois, comme le montrent les auteurs de l’ouvrage, et notamment Jana Jabbour, cette théorie ne s’arrêtait pas là ; Ahmet Davutoğlu concevait en effet le monde comme divisé en Etats « périphériques » et « centraux », et nourrissait l’ambition de faire passer la Turquie d’un Etat périphérique à un Etat central.
Toutefois, après plusieurs années de succès diplomatiques en ce sens, la Turquie va se retrouver confrontée à deux événements majeurs qui bouleverseront profondément sa politique intérieure, et par ricochet, extérieure : les révolutions du Printemps arabe en 2011, puis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
Ces deux événements vont avoir pour conséquence de redistribuer en profondeur la donne géopolitique au Moyen-Orient, où la Turquie déployait prioritairement ses efforts dans le cadre de ce que certains considéraient comme du « néo-ottomanisme ». La diplomatie turque, qui se caractérisait par un pragmatisme sans concession, va se teinter progressivement d’un ton idéologique et d’une islamisation incontestable, en parallèle d’une priorisation ostentatoire des questions de sécurité nationale, comme l’explique en détails le chercheur Sümbül Kaya.
Cette islamisation de la diplomatie se retrouvera notamment dans les forces armées turques, dont Ankara se servira comme d’un levier majeur de sa diplomatie, en particulier en Syrie. C’est d’ailleurs sur le territoire syrien que se déterminera la majeure partie des vecteurs de la diplomatie turque : lutte contre le terrorisme et contre les mouvements autonomistes kurdes, alliance de circonstance avec la Russie et l’Iran, etc.
De fait, les changements apportés à la diplomatie turque par les événements précédemment cités emmèneront Ankara dans une série d’alliances opportunes, de partenariats ambigus ou temporaires, parfois couronnés de succès ou grevés par des échecs, faisant de la Turquie un acteur aussi complexe qu’incontournable des relations internationales, comme le montrent, exemples et « cas pratiques » à l’appui, les auteurs de ce neuvième numéro d’Orients Stratégiques.
Cette expression « d’alliances et mésalliances » de la Turquie est régulièrement employée au cours de l’ouvrage. Elle souligne efficacement la complexité du système d’alliances dans lequel la Turquie évolue. Comme mis en évidence précédemment, la diplomatie turque privilégie résolument le pragmatisme, sur fond d’idéologie islamique voire « néo-califale » ; dans ce cadre, l’opportunisme apparaît bien souvent de règle, notamment avec les grands acteurs de la communauté internationale et plus particulièrement du Moyen-Orient.
Dans le cas de l’Iran par exemple, les auteurs, notamment Mohammad-Reza Djalili, expliquent que les relations entre la République islamique et la Turquie ont été marquées par une très nette distinction entre, d’un côté, une entente économique indiscutable et, de l’autre, des agendas diplomatiques parfois diamétralement opposés. Iraniens et Turcs s’allient et se délient au rythme de leurs intérêts : ainsi, en 2009, la Turquie tente d’aider l’Iran à sortir de la crise diplomatique dans laquelle elle s’engage avec les Etats-Unis dans le cadre du nucléaire iranien ; lors du Printemps arabe, les relations entre les deux pays se distendent avant de reprendre de plus belle à la suite de la tentative de coup d’Etat en Turquie en 2016, par exemple. Mohammad-Reza Djalili parle ainsi très opportunément des « constances et inconstances » des relations turco-iraniennes.
Le chapitre consacré à la politique étrangère turque en Afrique est également très intéressant en cela qu’il explore une actualité dont les enjeux deviennent croissants, à mesure que le continent se développe et que les puissances émergentes (ou « émergées » comme la Chine) tentent de s’y imposer. On y apprend ainsi en détails la politique volontariste d’Ankara de s’y implanter culturellement, politiquement, militairement et, bien sûr, économiquement - quitte à s’opposer à la République populaire de Chine, à qui un autre article est d’ailleurs intégralement consacré.
La problématique chinoise dans la politique étrangère turque est en effet méconnue. Pourtant, comme Tolga Bilener nous l’apprend, les relations sino-turques sont particulièrement riches, tant en matière de coopération économique (voir le paragraphe sur le fameux projet de « Route de la Soie » chinoise dont la Turquie est un maillon essentiel) et militaire que de « rebondissements », notamment en ce qui concerne la concurrence économique sur le continent africain ou encore la problématique des Ouïghours, minorité persécutée en Chine dont la Turquie s’érige opportunément en défenseuse.
En bref, si ce neuvième numéro de la revue Orients Stratégiques aborde la politique étrangère turque dans sa grande largeur, elle n’en a pas sacrifié pour autant la richesse du détail : en plus des cas précédemment évoqués, sont également traités, par exemple, la question des relations avec les pays balkaniques, les républiques centre-asiatiques, le dossier syrien ou encore la problématique kurde. Les chercheurs ayant pris part à cet ouvrage ont ainsi réussi le pari d’exposer en détail les tenants et aboutissants de la politique étrangère turque, sans perdre le lecteur dans des considérations théoriques universitaires : les exemples abondent et résonnent avec pertinence dans l’actualité, dans laquelle la Turquie occupe une place croissante depuis plusieurs années maintenant. A noter, en annexes, une chronologie particulièrement riche et fournie de l’histoire de la diplomatie turque, de 1948 (création de l’OECE) à aujourd’hui.
Spécialistes de la Turquie, du Moyen-Orient mais aussi des relations internationales plus globalement, devraient ainsi trouver dans cet ouvrage une excellente source d’analyses et de clés de compréhension de la politique étrangère turque, dont l’importance géopolitique ne cesse de croître grâce à cette « diplomatie du grand écart », dont on ressort familier à la fin de cet ouvrage.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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