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En septembre 2017 s’est tenu le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien. L’approbation écrasante des électeurs pour l’indépendance s’est heurtée à l’offensive des force de sécurité irakiennes à la fin du mois de septembre et jusqu’à la moitié du mois d’octobre, visant à reprendre la ville de Kirkouk, « Jérusalem des Kurdes », et rappelé au Kurdistan irakien qu’il est avant tout une région autonome d’un gouvernement fédéral situé à Bagdad. Mais alors, si la région du Kurdistan irakien est une région autonome, pourquoi chercher l’indépendance ? Pourquoi les partis kurdes irakiens ont-ils tant de mal à s’entendre alors qu’ils partagent le dessein d’un Kurdistan uni et indépendant ? Contre quels groupes kurdes les Turcs et les Iraniens lancent-ils des attaques en plein Kurdistan irakien, alors que ce dernier est une entité légale et reconnue internationalement ? C’est à ces questions, entre autres, que cet article va tâcher de répondre.
En 1991, la première guerre du Golfe prend fin avec la défaite de Saddam Hussein, chef de l’Etat irakien. Une série de soulèvements se propage alors à travers le pays, notamment au Kurdistan irakien, qui avait subi trois ans plus tôt des actions à caractère génocidaire (1) de la part du régime irakien lors de l’Anfal. Des affrontements meurtriers opposent les forces irakiennes aux Peshmergas (2), les forces paramilitaires kurdes irakiennes. En raison des nombreux déplacements de population consécutifs aux affrontements, la communauté internationale fait du nord de l’Irak une No Fly Zone, à la suite de la résolution 688 du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’opération américaine « Provide Comfort ».
Après plusieurs semaines de combats, les Peshmergas et les forces irakiennes parviennent à un relatif équilibre des forces. Décidant de prioriser ses efforts dans le centre et le sud de l’Irak, le gouvernement de Bagdad décide de retirer ses forces du Kurdistan irakien ainsi que son personnel administratif en octobre 1991. La région devient ainsi autonome de facto.
Deux grands partis politiques kurdes émergent de la mêlée : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par le clan Barzani, et l’Union patriotique du Kurdistan, dirigé par le clan Talabani. Après des élections non concluantes en 1992 et une crise économique et politique sans précédent au Kurdistan irakien, les deux partis s’affrontent de 1993 à 1996, avant de parvenir à un statu quo.
Le Kurdistan irakien, malgré sa montée en puissance pétrolière, restera un élément de second plan jusqu’en 2003, où les Kurdes se joignent aux Américains dans leur lutte contre Saddam Hussein. La nouvelle Constitution établie en 2005 consacre le caractère fédéral de l’Etat irakien, désormais composé de régions autonomes et de gouvernorats. Ce nouvel Etat reconnaît l’existence d’une région autonome du Kurdistan irakien, ainsi que toutes les lois passées en son sein depuis les élections de 1992 que le régime de Saddam Hussein refusait d’admettre. Finalement, aucune autre région ne se formera et le Kurdistan reste, aujourd’hui encore, la seule région autonome d’Irak, constituant ainsi une entité politique définitivement singulière.
Après le retrait américain d’Irak en 2011, les tensions montent entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le gouvernement fédéral de Bagdad, qui souhaite récupérer certains territoires sous contrôle kurde et obtenir, surtout, le contrôle de la force militaire kurde irakienne des Peshmergas.
Finalement, la montée en puissance soudaine et brutale de l’Etat islamique à partir de 2014 fait vaciller l’Etat irakien et met fin à ces querelles. Les Peshmergas, initialement débordés par Daech, reprennent progressivement le contrôle de plusieurs territoires avec l’appui de la Coalition internationale, dont une grande partie en-dehors de la RAK, au premier rang desquels la ville de Kirkouk, dont la région regorge de champs d’hydrocarbures dont le GRK profitera jusqu’à ce que Bagdad en récupère le contrôle en 2017.
Aujourd’hui encore, le PDK et l’UPK sont les deux grands partis politiques kurdes irakiens se partageant la RAK ; le PDK a en revanche toujours dominé, avec une aisance plus ou moins forte, la scène politique kurde irakienne.
Fondé en 1946 par le général Moustafa Barzani, ce parti jouit en effet d’un grand prestige en raison de son fondateur et de ses héritiers, qui se sont illustrés de nombreuses fois à l’occasion des multiplies rébellions kurdes du XXème siècle. Le parti est dirigé par Masoud Barzani, fils du général précédemment cité, depuis 1979. La famille Barzani règne en maîtresse du PDK et de la RAK de manière générale, à tel point que certains journalistes ou chercheurs la comparent à une mafia.
En effet, Président du Kurdistan d’Irak de 2005 à 2017, Masoud Barzani s’était entouré de son neveu comme Premier ministre, Nechirvan Barzani, aujourd’hui devenu Président de la RAK (3) à la place de son oncle. Le futur Premier ministre pressenti est Masrour Barzani, fils de Masoud Barzani, dont il a également été le chef des services de sécurité et de renseignement durant sa présidence (4). Les Barzani sont également présents au sein de la législature kurde irakienne, à l’instar d’Adham Barzani, cousin de Masoud, qui siège au Parlement du Kurdistan comme député du PDK.
L’UPK est quant à lui issu d’une scission du PDK survenue en 1975, et fondé par Jalal Talabani, une figure incontournable de la scène politique kurde irakienne, morte en 2014. Jalal Talabani a occupé le poste de Président kurde de l’Irak, de 2005 à 2014. L’UPK compte également Fuad Masum comme figure importante dans ses rangs ; ce dernier a succédé à Talabani comme Président de l’Irak de 2014 à 2018, après avoir été Premier ministre de la RAK de 1992 à 1994.
Le troisième mouvement kurde irakien légal est incarné par le mouvement Gorran. Fondé en 2009 par Nawshirwan Mustafa, leader incontesté de l’opposition au PDK et à l’UPK jusqu’à sa mort en 2017, le parti est aujourd’hui divisé en deux factions rivales, nées des désaccords internes au parti sur la succession de Nawshirwan Mustafa.
En plus de ces partis légaux, le Kurdistan irakien accueille également plusieurs groupes kurdes qui, en plus de ne pas être irakiens, sont par ailleurs considérés comme des mouvements insurgés par leurs pays d’origine respectif.
Le PKK est ainsi très présent dans les montagnes du nord de l’Irak, qu’il considère comme sa base arrière et depuis lesquelles il organise la guérilla en Turquie, en Iran et, dans une moindre mesure, en Syrie. Le QG du PKK est situé sur le mont Qandil, au cœur d’une région particulièrement difficile d’accès de la chaîne des monts Zagros. C’est aussi à Qandil que sont basés l’émanation irakienne du PKK, le Parti pour une solution démocratique au Kurdistan (PÇDK) et la filiale iranienne du mouvement, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK). Le PKK contrôle également le camp de réfugiés de Makhmur, aujourd’hui pratiquement devenu une véritable ville, où il expérimente la mise en pratique de ce que ses militants appellent la « révolution sociale kurde » et ses détracteurs « un mini Qandil ». Les préceptes démocratiques, écologistes et féministes d’Abdullah Öcalan y sont effectivement mis en application, à l’indifférence du GRK qui n’y voit pas là, à raison, une grande menace.
Le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) est également basé dans la RAK, à Koysanjak, et mène depuis 2016 une insurrection armée particulièrement vivace contre les forces iraniennes depuis les montagnes du Kurdistan irakien, au grand dam des autorités du GRK qui exigent régulièrement du PKK et du PDKI qu’ils cessent leurs activités insurrectionnelles.
La RAK, malgré sa faible urbanisation et l’emprise territoriale massive occupée par les montagnes, est une manne financière pour l’Irak. En effet, le Kurdistan irakien contrôle l’intégralité de la frontière irako-turque, et avec elle ses points de passage transfrontaliers. Ces derniers représentent des sources de revenus particulièrement substantiels, notamment celui de Faysh Khabour, par lequel passe un pipeline connectant les champs d’hydrocarbures de Kirkouk à la Turquie et au complexe portuaire turc de Ceylan, ouvert sur la Méditerranée, par lequel le pétrole est ensuite exporté vers l’Europe.
Même privée des imposants champs d’hydrocarbures de la région de Kirkouk, la RAK possède encore des réserves substantielles constituant l’essentiel de ses revenus : près d’un tiers des réserves de pétrole irakiennes se trouve sur le territoire de la RAK. En 2013, avant que le GRK ne prenne Kirkouk, les revenus tirés de l’exploitation des champs pétrolifères représentaient près de 80% des revenus totaux de la région autonome, et doivent donc certainement représenter la même proportion aujourd’hui, Kirkouk et son pétrole ayant été perdus en 2017 car récupérés, par la force, par Bagdad, pour des raisons économiques évidentes.
Le Kurdistan irakien apparaît ainsi comme une entité unique en son genre, dont le modèle a inspiré bien des mouvements kurdes au Moyen-Orient. Perchée sur un équilibre économique et politique relativement précaire, la RAK est parvenue jusqu’ici à tisser des alliances opportunes adéquates et à opposer une forte résilience face aux crises quasi-permanentes auxquelles elle a dû faire face depuis sa création officieuse en 1991. A bien des égards, la RAK apparaît comme le laboratoire de ce à quoi un Kurdistan indépendant et unifié pourrait ressembler un jour. Toutefois, les pays voisins s’assureront, à n’en pas douter, que cette possibilité ne devienne jamais une réalité.
Notes :
(1) Lors de la condamnation le 23 décembre 2005 à la Haye de l’homme d’affaire néerlandais Frans Van Anraat pour son implication dans la fourniture de substances chimiques au régime de Saddam Hussein, le tribunal affirme pour la première fois que les Kurdes ont bel et bien fait l’objet d’un génocide.
(2) « Peshmergas » signifie « celui va au-devant de la mort ». Le terme, s’il désigne de manière générale un combattant, est avant tout utilisé par les Kurdes irakiens, parfois les Iraniens, et de manière générale les mouvement kurdes barzanistes, tel le Parti démocratique du Kurdistan de Syrie (PDKS), soutenu par le Parti démocratique du Kurdistan irakien de la famille Barzani. Il est donc incorrect de parler des Peshmergas du PKK, par exemple.
(3) Nechirvan Barzani est devenu président le 10 juin 2019 et n’a donc pas encore formé son gouvernement.
(4) Le Conseil de sécurité de la Région du Kurdistan (CSRK) centralise les services de renseignement du PDK et de l’UPK ainsi que les unités antiterroristes.
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Jalal Talabani, du militant au chef d’Etat
– Les Barzani
– Kirkouk au cœur de la nouvelle crise irakienne
– Le rapprochement entre Erbil et Ankara comme grille de lecture des dynamiques kurdes au Moyen-Orient (2/2)
– Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient
– Kurdistan d’Irak : crise politique à l’heure de la guerre contre Daesh
– Limites et confins, Compte rendu du colloque « Le Kurdistan, une entité territoriale en construction », 2 et 3 octobre 2012 à Lyon
– Kirkouk, histoire d’une ville disputée
Bibliographie :
– Simonet, Loïc. « Les hydrocarbures du Kurdistan irakien, au cœur de l’imbroglio régional », Géoéconomie, vol. 74, no. 2, 2015, pp. 151-168.
– Dixit, Pankaj & A. Ramyar, R. (2019). DIVERSIFICATION OF ECONOMY – AN INSIGHT INTO ECONOMIC DEVELOPMENT WITH SPECIAL REFERENCE TO KURDISTAN’S OIL ECONOMY AND AGRICULTURE ECONOMY. 85. 395-404. 10.18551/rjoas.2019-01.48.
– Stansfield, G. R. (2003). Iraqi Kurdistan : Political development and emergent democracy. Routledge.
– Aziz, M. A. (2011). The Kurds of Iraq : Ethnonationalism and National Identity in Iraqi Kurdistan (Vol. 100). IB Tauris.
– Bakawan Adel, « Le mythe de l’indépendance du Kurdistan irakien », Confluences Méditerranée, 2014/4 (N° 91), p. 165-179. DOI : 10.3917/come.091.0165. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-165.htm
– O’Driscoll, D., & Baser, B. (2019). Independence referendums and nationalist rhetoric : the Kurdistan Region of Iraq. Third World Quarterly, 1-19.
Sitographie :
– Kirkouk, "la Jérusalem des Kurdes", pierre d’achoppement du projet indépendantiste, France24, 27/09/2017
https://www.france24.com/fr/20170927-kurdistan-irakien-kirkouk-jerusalem-kurdes-referendum-barzani-independance
– Irak-Kurdistan. Disparition de Jalal TALABANI, figure du mouvement kurde, l’Humanité, 03/10/2017, https://www.humanite.fr/irak-kurdistan-disparition-de-jalal-talabani-figure-du-mouvement-kurde-642969
– En Irak, les revenus du pétrole échappent encore et toujours à la population, Franceinfo, 05/09/2018
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/en-irak-les-revenus-du-petrole-echappent-encore-et-toujours-a-la-population_2914825.html
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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