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Walid Raad / The Atlas Group

Par Juliette Bouveresse
Publié le 28/11/2012 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 15 minutes

Ces présentations, dont chaque nouvelle version présente de subtiles variations, constituent des miroirs fictionnels qui captent et condensent toute l’ambiguïté du dispositif artistique mis en place par Walid Raad. En effet, leur écriture concise et précise, leur ton neutre, mais aussi la facture dépouillée des caractères noirs sur fond blanc, sont autant de procédés qui mettent en relief le caractère purement informatif et factuel du texte. Or, ce statut documentaire devient le réceptacle d’un autoportrait textuel aux contours imaginaires et flous. Ainsi, l’Atlas Group, officiellement fondé en 1999, offre une identité double, à la fois travail de recherche et centre d’archivage, « The Atlas Group Archive », qui prend les traits d’une institution basée à Beyrouth et New York. Les objectifs sont multiples, dès lors qu’il s’agit de « localiser », « préserver », « étudier », mais aussi « produire » des documents concernant « l’histoire contemporaine du Liban ». Si l’ensemble du projet et de ses participants est fantasmé, de la même façon, les objets collectés et conservés peuvent tout autant avoir été trouvés qu’inventés à partir de matériaux et de témoignages préexistants, ou encore créés de toute pièce. D’où leur singularité, leur contenu mélangé, leurs facettes plurielles : « objets audio, visuels et textuels » tels que « des carnets, des films, des vidéos », des « installations multimédias », des « essais visuels et littéraires », « des lectures-performances [1].

En brouillant ainsi les frontières entre le document et la fiction, l’histoire et l’art, l’auteur et ses doubles, l’Atlas Group procède à une remise en question du processus historiographique et de notre perception du temps pour mettre à jour la vérité de l’expérience psychique issue de la mémoire collective.

Une histoire « alternative »

La perspective d’une histoire « alternative » s’incarne dans la teneur polémique, critique et interrogative du projet de l’Atlas Group. « Non pas une histoire alternative qui serait nécessairement additionnelle ou qui doit être pensée comme quelque chose qui comble un manque. Cette histoire peut contredire, elle peut juste ajouter temporairement quelque chose puis disparaître… Selon un point de vue réducteur, l’histoire traditionnelle serait écrite comme une chronologie de massacres, d’événements, ou une biographie de ses acteurs. Nous ne disons pas que l’histoire ne doit pas inclure ceci. Nous disons avec certitude que l’histoire ne peut être réduite à cela [2] »

La manière dont une mémoire se façonne et s’impose, les matériaux et les méthodes de l’historien, les étapes et les acteurs de l’histoire qui s’écrit sont questionnés et mis à distance dans l’œuvre de Walid Raad, et cela à travers un brouillage des frontières préétablies et des cadres de pensée. C’est tout d’abord la figure auctoriale qui se diffracte à travers l’anonymat, les identités substitutives, les masques et les doubles au sein du collectif de l’Atlas Group. Ainsi, le centre d’archivage comprend en premier lieu des documents de type A, pour « authored », qui mettent en scène trois personnages, Walid Raad lui-même, mais aussi le docteur Fadl Fakhouri, « le plus grand historien des guerres du Liban », qui au moment de sa mort, aurait laissé, à la surprise de tous, 226 carnets et deux films à l’Atlas Group, et Souheil Bachar, un « nationaliste Libanais qui fut kidnappé à Beyrouth en 1983 et retenu en otage pendant dix ans », et qui a produit pour l’Atlas Group 53 vidéos autour de sa captivité. En outre, les documents de type FD, pour « found documents », laissent dans l’ombre leurs auteurs hormis « operator #17 », un « agent secret » qui travaillait pour l’armée libanaise et était chargé de la surveillance de la Corniche de Beyrouth. Enfin, les documents de type AGP sont ceux placés sous l’égide du collectif de l’Atlas Group. Diverses silhouettes, obscures, invisibles ou romanesques, se dessinent derrière l’insigne de l’Atlas Group, leurs apparitions et leurs sorties de scène sont à l’image de l’identité mobile et indécise de l’organisation elle-même, soumise à l’inventivité de son auteur : « Dans différents lieux et à différentes périodes, j’ai appelé l’Atlas Group une fondation imaginaire, une fondation que j’ai instaurée en 1976, et une fondation instaurée en 1976 par Maha Traboulsi. Au Liban en 1999, j’ai déclaré « L’Atlas Group est une fondation imaginaire que j’ai instaurée en 1999 ». J’ai dit des choses différentes à différentes époques et dans des lieux différents selon des considérations personnelles, culturelles et politiques liées à ma position géographiques et ma relation personnelle et professionnelle avec le public, en fonction de ce qu’ils connaissaient de l’histoire politique, économique, culturelle du Liban, des guerres du Liban, du Moyen-Orient, de l’art contemporain [3] »

En brouillant les pistes, Walid Raad élabore également un jeu complexe sur les codes historiques, institutionnels, journalistiques et romanesques, qui se mêlent avec ironie dans la plasticité du document. De la sorte, la dimension institutionnelle du centre d’archive fait l’objet d’une imitation, voire d’une parodie. Son organisation administrative semble contrefaite dans l’ordre de classement des archives en trois types, puis en sous-groupes, dans un effet de ramification particulièrement sensible sur le site Internet, dont le graphisme et la disposition toute en netteté et en sobriété de ton relèvent d’une mise en scène habile. Le mystère et l’opacité qui entoure certains documents tout comme la figure de leurs donateurs confère une dimension romanesque dans laquelle réside une arme de dérision contre l’archive. Dans ses expositions, c’est également l’institution muséale dont les conventions sont revisitées par l’épure, le jeu des lumières et de l’obscurité, tandis que la vidéo The Loudest Muttering is Over : Documents from The Atlas Group Archive, joue sur la mise en scène des conférences d’artistes, puisqu’on y voit Walid Raad, assis derrière une table où est posé un verre d’eau, qui parle dans un micro et rencontre des difficultés techniques.

Ces références convoquées et niées sur le mode de l’allusion se rencontrent dans le « document », où elles se contredisent et interfèrent. Ainsi, la série photographique My Neck Is Thinner Than a Hair : A History of Car Bombs in the Lebanese Wars (1975-1991), qui se fait l’écho de la récurrence des attentats utilisant des voitures piégées (3 641 pendant la période), offre à chaque cliché le même scenario : après l’explosion, les restes de la bombe sont examinés par des policiers parmi les décombres, avec parfois la présence de badauds. La référence à la photographie de presse se lit dans les effets de cadrage, de gros plans, et le réalisme des scènes, un effet souligné par l’artiste lui-même : « La seule partie qui reste intacte après l’explosion d’une voiture piégée est le moteur (…) projeté à des dizaines et parfois des centaines de mètres du point d’origine. Pendant la guerre, les photojournalistes étaient en concurrence pour trouver le premier le moteur [4]. » L’authenticité factice est rejouée dans la présentation du verso des photographies, où figurent un tampon, une date et des inscriptions. Le genre documentaire est aussi convoqué à travers les coupures de presse, les pages de carnet gribouillées, la description objective des données. Toutefois, la multiplicité des formes éloigne les objets de leur statut documentaire pour les rapprocher de l’œuvre d’art, dans la pratique du collage ou dans l’allusion joueuse au tableau lorsque la couverture du carnet Missing Lebanese Wars, attribué à Fakhouri, présente des lignes d’écriture longeant deux bords dans un effet d’encadrement incomplet. Mais le caractère d’inachèvement, l’apparence d’ébauche et de brouillon, s’oppose à toute identification définitive : les objets semblent souvent appartenir à une phase préparatoire qui échappe volontairement aux attentes, défie la compréhension et déplace les grilles de lecture. L’étrangeté formelle met en déroute le regard et l’entremêlement des signes est un obstacle au discernement, comme l’illustrent les pages des carnets de Fakhouri, où une photographie hâtivement découpée et collée avec du scotch côtoie une liste d’initiales et de chiffres, des notes en arabe et en anglais, des flèches et des astérisques. Le trouble qui règne sur ces objets conduit à un questionnement sur le statut du document et de l’archive, et sur la démarche historienne dont ils constituent la matière première. « Il est aussi important pour nous de remarquer que la vérité des documents ne dépend pas seulement de leur exactitude factuelle. Nous sommes confrontés à des faits, mais nous ne voyons pas les faits comme des objets évidents en eux-mêmes et déjà présents dans le monde. L’une des questions que nous sommes amenés à nous poser est : Comment approcher les faits non dans leur factualité brute mais à travers les médiations compliquées par lesquelles ils acquièrent leur immédiateté [5] ? » Les diverses médiations, journalistiques, langagières, culturelles, artistiques sont partie prenante de cette vérité qui dépasse ainsi le clivage du réel et du fictionnel pour acquérir une matérialité et une substance toute autre. « L’Atlas Group produit et collecte des objets et des histoires qui ne doivent pas être examinées à travers la binarité conventionnelle et réductrice de la fiction et de la non-fiction. Nous partons de la considération que cette distinction est en soi fausse – à bien des points de vue, notamment parce que beaucoup d’éléments qui constituent nos documents imaginaires sont originaires du monde historique – et ne rend pas justice aux récits riches et complexes qui circulent largement et qui captent notre attention et notre conviction [6] »

Une œuvre à contre temps

Les médiations et les brouillages référentiels ou identitaires reflètent une difficulté à cerner qui fait l’histoire et comment faire de l’histoire, la remise en cause du processus historiographique prenant pour point de départ la non évidence du fait historique et de sa mise en forme. « Les « guerres civiles libanaises » renvoient à une abstraction. Avec ce projet, nous partons de l’idée que cette abstraction est constituée de divers individus, groupes, discours, événements, situations et, ce qui est plus importants, de modes d’expérience. (…) Il est difficile pour nous de parler de la guerre civile au Liban, et nous préférons parler de guerres civiles au Liban. Aujourd’hui, nous nous référons à « l’histoire du Liban pendant ces 50 dernières années avec une attention particulière pour l’histoire du Liban depuis 1975 »  [7] » Les documents qui échappent à toute définition et fuient devant notre regard sont à l’image des événements qui se dérobent au langage et à la perception commune, qui s’évanouissent dans le temps et confinent à l’imperceptible, et l’infime, au fugitif. Cette histoire impossible de la guerre du Liban est incarnée dans les titres poétiques des projets, comme My neck is thinner than a hair (« Mon cou est plus mince qu’un cheveu ») qui donne l’image du fil ténu de la guerre et de sa trace, mais aussi Miraculous beguinnings. No, illness is neither here or there (« Commencements miraculeux. Non, la maladie n’est ni ici ni là ») qui disent la fuite du référent. Mais c’est sans doute dans les pages du carnet du Docteur Fakhouri intitulé Missing Lebanese wars que se métaphorise l’évanescence des événements et de leur temporalité. On y lit que les grands historiens des guerres libanaises étaient de fervents joueurs, qui pendant les courses de chevaux se tenaient « derrière le photographe officiel dont la tâche était de fixer sur la pellicule le moment où le cheval franchirait la ligne d’arrivée », et pariaient sur « le moment précis – combien de fractions de secondes avant ou après le franchissement du cheval de la ligne d’arrivée – où le photographe prendrait son cliché [8] ». L’impossibilité de capter l’instant où se tient l’événement renvoie à la difficulté de saisir le temps de l’histoire, puisqu’aussi bien les listes des paris que les photographies de journal montrent que le cheval est toujours pris avant ou après, mais jamais sur la ligne d’arrivée.

La pratique du décalage temporel et du contrepoint permet de remédier à la béance et à la fragmentation du temps, au « trop tard » ou au « jamais à temps » de l’histoire. Dès lors que la réalité des faits historiques semble insaisissable, il est possible d’inventer ou de réinventer à partir de la mémoire collective et de représenter ce qui est advenu, ce qui aurait pu survenir : « Nous essayons de trouver ces histoires que les gens inclinent à croire, qui retiennent leur attention d’une façon fondamentale, même si elles n’ont rien à voir avec ce qui a réellement eu lieu [9]. » Ainsi, les paris des historiens aux courses de chevaux dans le carnet 72 du Docteur Fakhouri prennent l’apparence du « il était une fois » du conte ou de la chronique populaire : « On ignore généralement que les grands historiens des guerres libanaises étaient des joueurs compulsifs (…) On dit que les historiens avaient convenu (certains disent soudoyé) le photographe de ne pas prendre qu’une seule photographie du cheval gagnant à l’arrivée [10]. » L’espace imaginaire qui émerge ainsi semble étranger à l’histoire des guerres du Liban, et pourtant, l’hippodrome de Beyrouth est le lieu historique, près du parc de la Résidence des Pins, où fut déclarée l’indépendance du Grand Liban en 1943, et qui devient un terrain vague ciblé par les bombardements à partir de 1975, mais aussi le lieu de rencontre des hommes politiques libanais lors des périodes de trêve. Ce lieu est le point de rencontre des mémoires de la guerre, et se nimbe d’une aura légendaire, lorsqu’en 1982, quand l’armée israélienne encercle Beyrouth, les chevaux prisonniers du conflit meurent abandonnés [11]. Les événements revisités à la faveur de l’archive imaginaire s’accompagnent d’un glissement de la focalisation, mimé par le mouvement de la caméra de l’operator #17, agent secret qui à partir de 1997 aurait décidé de filmer le coucher de soleil plutôt que l’individu qu’il était chargé de surveiller sur la Corniche de Beyrouth. Loin de souscrire à une visée esthétique convenue, cette démarche permet d’atteindre la profondeur de l’expérience individuelle et collective de la scission de Beyrouth : « Il disait qu’ayant grandi à Beyrouth Est pendant la guerre, il avait toujours désiré regarder le coucher de soleil depuis la rive de la Corniche située à Beyrouth Ouest [12] » Les effets de décalage des points de vue et la pratique revendiquée de l’anachronisme à travers le prisme de l’imaginaire trouve son apogée dans l’archive Secrets in the Open Sea, qui consiste en « six clichés de grand format enterrés 32 mètres sous les décombres pendant la démolition en 1992 des quartiers commerciaux de Beyrouth ravagés par la guerre ». Donnés « par le gouvernement libanais à l’Atlas Group en vue de leur préservation et de leur analyse », celle-ci aurait permit de découvrir et d’identifier en transparence des portraits de femmes et d’hommes « retrouvés morts dans la Méditerranée entre 1975 et 1990 [13] ».

Archiver des événements qui n’ont pas eu lieu, constituer des documents en mélangeant les référents et les codes, conduit à une remise en question de l’ordre du temps et de la pensée, et l’œuvre de Walid Raad met à jour « des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens d’une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec « lui-même » [14] » La classification, la logique, les règles qui président à la fabrique de l’histoire, de même que la chronologie dans sa succession et son enchaînement sont renversés par une telle démarche qui œuvre contre la marche du temps et procède à des rapprochements inédits. C’est le fondement de la pensée, ses habitudes et ses présupposés qui se trouvent perturbés au profit de la mobilité de l’analyse critique. Les effets de montage et le changement des points de vue rapprochent l’Atlas Group de Walid Raad de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg : « Warburg avait compris qu’il devait renoncer à fixer les images comme un philosophe doit savoir renoncer à fixer ses opinions. La pensée est une affaire de plasticité, de mobilité, de métamorphose [15]. » Cette référence implicite noue le destin de l’Atlas Group à celui de la figure mythologique d’Atlas, qui pour avoir osé défier l’ordre des choses, fut condamné à soutenir la voûte céleste au dessus de la terre. « Rentré de force dans les rangs, obligé de collaborer à l’ordre du monde en devenant le pilier de notre cosmologie, Atlas est devenu l’image même du refoulement des forces chaotiques qui s’opposeraient sinon à l’harmonie idéale du monde. C’est donc sous la contrainte et par ironie qu’il en est arrivé à incarner cette cartographie claire et précise que nous connaissons aujourd’hui et qui porte désormais son nom. C’est dire que tout cartographe demeure foncièrement hanté par des pulsions et des désirs contraires à sa tâche [16]. »

Vérité psychique et mémoire collective

Dans sa pratique du décentrement, l’Atlas Group défie « l’ordre des choses » pour soulever « les forces chaotiques » sous-jacentes et refoulées. Walid Raad dit se détourner de « l’histoire des événements conscients » pour mettre en lumière l’expérience vécue dans son épaisseur et sa complexité, et s’écarte de la quête d’une vérité historique pour solliciter une vérité psychique : « L’expérience de ces événements pour la plupart des gens est majoritairement inconsciente et se concentre sur des faits, des objets, des vécus et des sentiments qui laissent des traces devant être collectées [17]. » L’inconscient collectif est habité par l’oubli institutionnel qui règne sur l’expérience des guerres libanaises et prend l’allure d’une amnésie volontaire, d’un refoulement partagé. Le conflit, auquel les Libanais se réfèrent significativement à travers une métonymie, celle des « événements », n’a pas fait l’objet d’une discussion publique, et les représentations du conflit souvent reléguées à l’histoire tissée et enseignée par chaque communauté, dans une démultiplication des récits qui échappe à toute tentative d’unification : « L’histoire du Liban se déroule constamment à plusieurs niveaux : histoires des communautés, histoires des familles, histoire de l’entité et de ses mutations. La complexité en est donc très subtile ; la simplification ou la généralisation impossibles. Aucune synthèse de cette histoire complexe, établie et acceptée par l’opinion commune n’est d’ailleurs parvenue à prédominer [18]. » L’indice de ce non-dit se rencontre dans les livres d’histoire, dont la chronologie s’arrête en 1945 en raison des désaccords que soulève la période des guerres civiles. Ainsi, « la guerre reste impensée dans une quelconque tentative d’historiographie officielle », et cela depuis l’amnistie générale n°84/91, « pour les crimes commis avant le 28 mars 1991 [19] ». Promulguée le 26 août 1991 par le gouvernement libanais, loin de pacifier la mémoire des événements, elle « ne peut rien effacer ni apporter de réponse au besoin de la vérité des victimes. Plus qu’une « forme institutionnelle d’oubli » (Ricoeur, 2000 : 585) et une « caricature du pardon » (ibid. : 634), l’amnistie a, au Liban, permis d’amnistier des chefs de guerre qui, pour la plupart, se sont retrouvés avec des postes ministériels (Picard 1994). Le temps auquel on attribue des vertus d’apaisement, ne peut rien effacer non plus. Le temps passe « sans mémoire, amnésique », que l’on invoque auprès des victimes pour qu’elles « oublient » leur souffrance ne fait que consolider des ressentiments [20]. »

Ce sont ces limbes si troubles, entre oubli factice et temps arrêté, qu’explore la scène artistique libanaise, comme l’énonce les plasticiens Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : « La latence nous pointe comme des possibilités en gestation, des traces, des réminiscences qui deviennent fantomatiques et hantent les photographies, les films, les vrais ou faux documents. Etre là, aujourd’hui, c’est accepter de vivre avec ces fantômes, les rechercher, les nourrir. (…) La latence se définit comme l’état de ce qui existe de manière non apparente mais qui peut à tout moment se manifester, c’est le temps écoulé entre le stimulus et la réponse correspondante [21] » L’image photographique de Walid Raad chercher à révéler les empreintes, les bribes et les ruines, comme ces visages de noyés qui apparaissent sous le bleu monochrome des fonds marins dans l’archive Secrets from the Open Sea. Le médium photographique permet de capter un au-delà de la vision commune, faisant surgir une scène onirique et originaire, celle de l’hippodrome de Beyrouth. En effet, les silhouettes vagues des historiens-joueurs, les limites brumeuses de la scène et la sphère du « on » qui se déploie dans le récit, accueillent des traits précis allant jusqu’à l’exactitude chiffrée, dans une association contradictoire d’indistinction et d’extrême netteté qui sont caractéristiques du rêve. L’hippodrome est le lieu d’une inscription mémorielle profonde, de même que les photographies de voiture collées sur une page blanche du carnet 38 du Docteur Fakhouri figurent l’apparition d’un vécu intime de la guerre puisqu’elles correspondent à chacune des voitures piégées, qui étaient décrites avec minutie par les reporters libanais.

En brouillant les frontières identitaires et génériques et en prenant le temps à rebours, l’Atlas Group cherche à plonger dans la mémoire traumatique de la guerre en quête de « symptômes » porteur d’une signification cachée dans les profondeurs psychiques. « Si la vérité n’est pas accessible par les sens, si la vérité en accord avec une rationalité, alors la vérité n’est pas semblable au discours. Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une position où ce que nous considérons comme vrai place la vérité au niveau du psychisme… Dans l’analyse freudienne de l’hystérie, lorsqu’un sujet subit une expérience traumatique, ce qu’il est amené à croire a peu à voir avec ce qui lui est réellement arrivé. Mais ce qu’il est amené à croire est certainement en rapport avec les fantaisies fondées sur les souvenirs et ces fantaisies sont très importantes. Et je crois que le symptôme hystérique devient, d’une certaine façon, le document de quelque chose [22] »

À lire :
 Raad, Walid, Miraculous beguinnings, Whitechapel Gallery, 2010.
 Raad, Walid, My neck is thinner than a hair : documents from the Atlas Group archive, Walther Konig, 2005.
 Raad, Walid, Truth will be known when the last witness is dead : documents from the Fakhouri file in the Atlas Group, Walther Konig, 2004.
 The Atlas Group (1989-2004) : a project by Walid Raad, Berlin, 2007.
 Beyond East and West : Seven transnational artists, University of Washington press, 2004.
 Stefanie Baumann, « Archiver ce qui aurait pu avoir lieu », Conserveries mémorielles [En ligne], #6 | 2009, mis en ligne le 26 décembre 2009. URL : http://cm.revues.org/381

Publié le 28/11/2012


Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.


 


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