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Afin de remettre sur pieds des forces armées et des services de renseignement profondément affectés par les purges, les autorités turques ont très tôt initié de vastes campagnes de recrutement et de restructurations en profondeur de ces entités militaro-sécuritaires.
Concernant l’armée, le gouvernement turc lui fait prendre résolument un virage qu’elle avait commencé à engager quelques années maintenant : la spécialisation des troupes d’une part, et l’augmentation substantielle des effectifs des forces spéciales d’autre part. Ces dernières ont en effet le vent en poupe depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 : lors de ce dernier, les forces spéciales de l’armée et celles de la police ont constitué l’un des rares bastions que le mouvement Hizmet n’était que très peu parvenu à infiltrer au sein de l’appareil militaro-sécuritaire, et ont joué un rôle pionnier dans l’échec de ce putsch [1].
Concomitamment à la montée en puissance des forces spéciales, la Turquie s’est employée à généraliser le développement et l’usage des drones. Dès 2005, les autorités turques ont en effet parié sur cette nouvelle technologie que seules des grandes puissances comme les Etats-Unis avaient développé. Fait tout à fait notable, les industries de l’armement turque, notamment Baykar Defence, se sont employées à développer d’elles-mêmes ces appareils sans pilote afin de rester indépendantes de l’étranger - cette volonté s’inscrit directement dans le cadre des « objectifs 2023 » visant à faire de la Turquie une puissance internationale incontournable cent ans jour pour jour après la proclamation de la République par Mustafa Kemal Atatürk, et qui visent notamment à ce que la Turquie dispose d’une industrie de défense forte et souveraine.
Le MIT n’est pas en reste des réformes : profondément restructurée, à un niveau qui n’a naturellement pas été rendu public [2], ses missions et prérogatives ont été étendues, tant en Turquie qu’à l’étranger. L’inauguration d’un nouveau quartier-général moderne et entièrement neuf le 6 janvier 2020 est à cet égard illustratrice : surnommée « La Forteresse » (« Kale »), ce nouveau siège est situé en périphérie d’Ankara, à Bağlıca, et son inauguration a été l’occasion d’un discours particulièrement élogieux de la présidence turque vis-à-vis du MIT : « Notre organisation, qui va bien au-delà que la simple collecte de renseignement, a fait de la Turquie un pays capable d’utiliser des informations fiables et secrètes dans sa diplomatie. Grâce aux réussites de notre service de renseignement, nous avons la capacité d’agir dans notre propre intérêt, sans demander la permission ou l’assistance de quiconque, et cela partout dans le monde » [3].
Enfin, la présidence turque a placé l’armée sous le contrôle du monde civil afin d’accroître le celui du gouvernement sur l’entité militaire, à l’origine des coups d’état depuis la proclamation de la République. Le 15 juillet 2018 par exemple - la date anniversaire n’est pas anodine -, le Président Recep Tayyip Erdoğan a placé par décret le chef d’Etat-Major sous la tutelle directe du ministre de la Défense, une décision en débat dans les sphères politico-militaires turques depuis l’intégration de la Turquie à l’OTAN en 1952 ; le chef d’Etat-major est, par ailleurs, désormais nommé par la présidence turque [4].
Cette réforme hautement symbolique s’inscrivait dans le cadre d’une série d’autres initiées à la fin de juillet 2016 au cours de laquelle, notamment, le Conseil militaire suprême turc (Yüksek Askerî Şûra - YAŞ) avait été lui aussi réformé en profondeur afin de placer davantage l’armée sous le contrôle du gouvernement civil. Le YAŞ a en effet pour mission de discuter, une fois par année, des nouvelles affectations des officiers généraux, de leurs promotions ou encore de leurs départs à la retraite ; la cooptation y était autrefois de rigueur et, dans le cas du mouvement Hizmet, permettait de mettre au ban les officiers généraux se montrant hostiles face à l’organisation de Fethullah Gülen [5]. Autrefois présidée par le Premier ministre et rassemblant les plus hauts gradés de l’armée sans la présence d’un autre civil [6], le YAŞ est désormais conduit par le Président turc, épaulé dans sa tâche par les ministres de la Défense, de la Justice, de l’Intérieur et des Affaires étrangères [7].
Les opérations militaires menées par la Turquie dans la région d’Idlib ont surpris les différents belligérants du conflit à plusieurs égards, et notamment le régime de Bachar al-Assad.
En effet, la présence militaire de la Turquie à Idlib a été l’occasion d’assister aux premiers véritables affrontements entre l’armée turque et les forces syriennes loyalistes, après que ces derniers ont initié en premier les hostilités. Le 3 février en effet, un bombardement de l’armée syrienne sur une position turque provoque la mort de 7 soldats d’Ankara et en blesse 7 autres ; la riposte de l’artillerie turque est immédiate et tue 13 soldats syriens. Cet incident inaugure une série d’accrochages et de ripostes qui culmineront jusqu’au 27 février, où 33 soldats turcs sont tués par des frappes de l’armée de l’air syrienne.
Ayant dépassé aux yeux de la présidence turque [8] le stade des simples accrochages, l’armée turque a, depuis, déployé sa flotte de drones, composée de 130 appareils armés ou de reconnaissance [9]. Si le chiffre exact de drones déployés dans la poche d’Idlib n’est pas connu - un grand nombre d’autres avions sans pilotes étant déployés dans le sud-est de la Turquie et dans le nord de l’Irak dans le cadre de la lutte contre les kurdes du PKK -, leur nombre s’est avéré suffisant pour créer la surprise sur le terrain et donner un avantage tactique à la Turquie : en raison de la présence de ses batteries de missiles sol-air à Idlib, le régime de Bachar al-Assad s’attendait à ce que la Turquie se trouve militairement handicapée faute de pouvoir recourir à des frappes aériennes par avions de combat, comme elle l’avait été à Afrin en 2018 [10].
Or, l’emploi des drones comme vecteur de frappe mais surtout de reconnaissance, hors de portée des missiles sol-air, a permis aux forces turques d’obtenir des informations précises sur la localisation de positions syriennes et d’effectuer de tirs d’artillerie à leur encontre. Preuve de la surprise représentée par l’usage de ces drones, de nombreux articles leur sont dédiés depuis la fin du mois de février ; le titre d’un papier du bimensuel conservateur américain The National Interest est à cet égard évocateur : « Guess Who’s a Drone Power Now. Turkey » [11] (« Devinez qui est une puissance en terme de drones maintenant ? La Turquie »).
En parallèle, l’emploi accru des forces spéciales a modifié les paramètres traditionnels du conflit entre guérilla kurde et forces turques ; désormais, les soldats conventionnels ne sont plus déployés que pour occuper le terrain, et non pour le conquérir ou traquer les combattants du PKK dans les montagnes. Les forces spéciales s’en chargent et effectuent, à leur tour, des missions de type guérilla à l’encontre des combattants kurdes : missions hit-and-run, destruction de caches d’armes et de munitions, manœuvres de reconnaissance, etc. L’opération « Griffe » lancée dans le nord de l’Irak depuis mai 2019 s’illustre ainsi par l’avancée relativement rapide des forces turques et par les pertes relativement faibles que les rangs turcs connaissent (16 morts pour le moment).
Le MIT s’est également illustré ces derniers mois, signant tant son retour en grâce auprès de la présidence turque que sa nette montée en puissance. L’une des opérations phares à cet égard a consisté en la capture le 12 septembre 2018 par des agents du MIT, en territoire syrien, du ressortissant turc Yusuf Nazik, et à son exfiltration vers la Turquie. L’intéressé, reconnu coupable d’avoir organisé l’attentat de Reyhanı le 11 mai 2013 ayant coûté la vie à 53 personnes, se cachait à Lattaquié, bastion du régime syrien n’ayant pratiquement pas connu le conflit. A l’issue de cette opération réussie, la presse pro-gouvernementale turque a souligné que « le MIT n’a reçu aucun renseignement ou soutien logistique d’un quelconque Etat étranger durant l’intégralité de l’opération » [12].
L’affaire Khashoggi, du nom du journaliste saoudien Jamal Khashoggi assassiné par des membres des services de renseignement saoudien au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018, a également permis de mettre en valeur les services de renseignement turcs qui ont été en mesure de mettre en évidence, avec de nombreuses preuves, l’implication directe de Riyad. « Le rôle du MIT dans la résolution du meurtre de Khashoggi a été extraordinaire et a rendu notre pays fier au plus haut niveau international », a déclaré à ce sujet le Président turc lors de l’inauguration du nouveau siège du MIT le 6 janvier 2020 [13].
Ainsi, après avoir perdu en capacités opérationnelles au lendemain de la tentative de coup d’Etat le 15 Juillet 2016, l’armée turque semble avoir repris le dessus et s’impose comme un outil diplomatique majeur d’Ankara : qu’il s’agisse d’interventions unilatérales comme en Syrie, en Irak et en Méditerranée orientale, ou encadrées par un accord bilatéral comme en Libye, l’armée turque s’impose comme un volet incontournable de la diplomatie turque. Le développement toujours croissant de l’industrie nationale de l’armement, concomitante au développement d’armement de plus en plus sophistiqué, à l’instar des drones, pourrait consacrer l’armée turque comme une armée de référence dans les années à venir, comme le montre l’intérêt croissant que sa flotte de drones suscite parmi les puissances internationales.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Entretien avec Jean Marcou – Retour sur le coup d’Etat turc du 15-16 juillet 2016
– Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
– Présence militaire turque au Levant : le leitmotiv kurde
– « Armée nationale syrienne » : qui sont ces supplétifs d’Ankara engagés contre les Kurdes en Syrie
– Point de situation à Idlib : vers la bataille finale de l’insurrection en Syrie
Bibliographie :
– Kaya, Sümbül. "Anatomie de l’armée en Turquie après la tentative du coup d’État du 15 Juillet 2016." Mouvements 2 (2017) : 19-29.
– Schmid, Dorothée. "Turquie : les ressorts de la crise." Etudes 12 (2019) : 7-18.
– Pouvreau, Ana. "Vision stratégique et politique d’armement de la Turquie." Revue Défense Nationale n 813 (2018) : 52.
– Schmid, Dorothée. La Turquie au Moyen-Orient : Le retour d’une puissance régionale ?. CNRS Éditions via OpenEdition, 2019.
– Ünal, Mustafa Coşar. "Counterinsurgency and Military Strategy : An Analysis of the Turkish Army’s COIN Strategies/Doctrines." Military Operations Research 21, no. 1 (2016) : 55-88.
– Ahmad, Mughees, Saima Naseem, and Fahmida Memon. "Legislation To Reduce Army Influence : A Case Study Of Turkey." The Government-Annual Research Journal of Political Science. 5, no. 5 (2017).
– Öğür, Berkan. "The army in Turkey and geopolitical mentality (Türkiye’de Ordu ve Jeopolitik Zihniyet)." (2018) : 166-168.
– Knight, Edward. The Awakening of Turkey. Perennial Press, 2018.
Uzun, Ali Duran, Irfan Kalayci, and Onur Demirci. "Defense Investment and Reconstructioning Industry : Vision 2023 of Turkey." In International Conference on Transformations and Innovations in Management (ICTIM 2017). Atlantis Press, 2017.
– Plakoudas, Spyridon. Insurgency and counter-insurgency in Turkey : The new PKK. Springer, 2018.
– Ökten, Tolga. "Askeri alanda devrim’in Türk silahlı kuvvetleri’nin pkk terörizmi ile mücadelesine etkisinin analizi." Master’s thesis, TOBB ETÜ Sosyal Bilimleri Enstitüsü, 2018.
– PINAR, Latif. "Türkiye’nin Savunma Sanayi Alanındaki Gelişiminin Türk Dış Politikasına Olan Etkisi." İnsan ve Toplum Bilimleri Araştırmaları Dergisi 7, no. 4 (2018) : 2344-2357.
– KURT, SİNAN BURAK. "Türk ulus devletinin kurulma sürecinde Türk Silahlı Kuvvetlerinin rolü ve ordu siyaset ilişkileri The role of Turkish Armed Forces in the foundation of Turkish nation state and relations of army with politics." (2016).
Sitographie :
– Turkey Purge : https://turkeypurge.com/
– Quand l’armée française envie la « masse » de l’armée turque, L’Opinion, 10/03/2020
https://www.lopinion.fr/edition/international/quand-l-armee-francaise-envie-masse-l-armee-turque-214080
– Turkey : Military helicopter fires on crowds in Ankara following coup attempt, Youtube, 15/07/2016
https://www.youtube.com/watch?v=8yihWRGUJ-o
– Turkish military purges decimate career officer, pilot ranks, Al Monitor, 29/05/2018
https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2018/05/turkey-military-purges-career-officer-pilot.html
– Après les purges, l’armée turque manque de pilotes de chasse, Le Monde, 01/09/2017
https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/09/01/apres-les-purges-l-armee-turque-manque-de-pilotes-de-chasse_5179701_3218.html
– İşte yargıdaki FETÖ bilançosu, Cumhuriyet, 03/03/2019
http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/turkiye/1276109/iste_yargidaki_FETO_bilancosu.html
– AK Parti’nin 15 Yılı, SETA : https://setav.org/assets/uploads/2018/03/30-AK-Partinin-15-Y%C4%B1l%C4%B1-Siyaset-web.pdf
– The Battle for Al-Bab : Verifying Euphrates Shield Vehicle Losses, Bellingcat, 12/02/2017
https://www.bellingcat.com/news/mena/2017/02/12/battle-al-bab-verifying-turkish-military-vehicle-losses/
– More than 500 intelligence officers purged by Erdogan gov’t in Turkey, Nordic Monitor, 14/01/2019
https://www.nordicmonitor.com/2019/01/over-500-intelligence-officers-purged-by-erdogan-govt-in-turkey/
– Turkey’s failed coup attempt : All you need to know, Al Jazeera, 15/07/2017
https://www.aljazeera.com/news/2016/12/turkey-failed-coup-attempt-161217032345594.html
– Comment le PKK a piégé les services secrets turcs, Le Monde, 26/10/2020
https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/10/26/comment-le-pkk-a-piege-les-services-secrets-turcs_5206183_3218.html
– Post-coup shake-up at Turkey’s intelligence agency, Al Monitor, 06/11/2020
https://www.al-monitor.com/pulse/fr/originals/2016/11/turkey-post-botched-coup-shake-up-at-turkish-intelligence.html
– The Fortress : Turkey’s new intelligence HQ opens in Ankara, Daily Sabah, 06/01/2020
https://www.dailysabah.com/turkey/2020/01/06/the-fortress-turkeys-new-intelligence-hq-opens-in-ankara
– The politicisation of Turkey’s armed forces continues, Ahval News, 05/08/2019
https://ahvalnews.com/turkish-armed-forces/politicisation-turkeys-armed-forces-continues
– Erdoğan restructuring Turkish military in second redesign since failed coup – columnist, Ahval News, 05/08/2019
https://ahvalnews.com/turkish-military/erdogan-restructuring-turkish-military-second-redesign-failed-coup-columnist#
– YAŞ’ın yapısı değişti, NTV, 31/07/2016
https://www.ntv.com.tr/turkiye/yasin-yapisi-degisti,xiPlrK8hzkKLRuMryaQMNg
– Guess Who’s a Drone Power Now. Turkey, The National Internet, 17/03/2020
https://nationalinterest.org/blog/buzz/guess-who%E2%80%99s-drone-power-now-turkey-133702
– Turkey nabs key suspect of 2013 Reyhanli attack, Anandolu Ajansi, 12/09/2018
https://www.aa.com.tr/en/middle-east/turkey-nabs-key-suspect-of-2013-reyhanli-attack/1252795
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] Les forces spéciales de la police figureront même en héros et martyres du coup, le quartier général de ces dernières ayant subi une attaque aérienne par hélicoptère ayant conduit à la mort 42 policiers et 43 blessés à Gölbaşı, près d’Ankara.
[2] https://www.al-monitor.com/pulse/fr/originals/2016/11/turkey-post-botched-coup-shake-up-at-turkish-intelligence.html
[3] https://www.dailysabah.com/turkey/2020/01/06/the-fortress-turkeys-new-intelligence-hq-opens-in-ankara
[4] Gurcan, M. (2019). Opening the Black Box : The Turkish Military Before and After July 2016. Helion, Limited.
[6] https://ahvalnews.com/turkish-military/erdogan-restructuring-turkish-military-second-redesign-failed-coup-columnist#
[10] En janvier 2018, la Turquie lance l’opération « Rameau d’Olivier » contre les Kurdes syriens du canton d’Afrin, au nord d’Idlib. Afin de limiter l’avancée turque, les forces syriennes avaient alors déployé des batteries de missiles antiaériens dans le but de dissuader les Turcs de poursuivre leurs frappes aériennes, avec succès : sans soutien aérien, le rythme de l’avancée des forces turques s’est trouvé fortement grevé, tandis que les combattants kurdes pouvaient à nouveau manœuvrer avec davantage de liberté. L’intervention de la Russie auprès de Damas contraindra les forces syriennes à retirer leurs batteries de missiles et à laisser les Turcs reprendre leurs frappes aériennes, permettant la redynamisation de l’offensive.
[11] Ibid.
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