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Le point de vue de Georges Corm – Les grandes problématiques du Moyen-Orient aujourd’hui (2/2)

Par Georges Corm, Yara El Khoury
Publié le 12/05/2016 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Georges Corm

Lire la partie 1 : Le point de vue de Georges Corm – Les grandes problématiques du Moyen-Orient aujourd’hui (1/2)

Pouvez-vous revenir sur la rivalité/hégémonie régionale entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et ses répercussions sur la région ?

Cette rivalité n’était pas mise en exergue du temps du chah d’Iran. A l’époque, personne ne parlait de l’Iran chiite et les Arabes avaient plutôt profil bas, y compris l’Arabie saoudite, parce qu’à l’exception des régimes syrien, égyptien et irakien, pratiquement tous les autres régimes arabes étaient alliés de l’Occident. Mais on a eu le malentendu géopolitique qui a été de penser que Khomeiny serait un Frère musulman classique, qu’il collaborerait avec la CIA comme une partie des religieux iraniens l’avaient déjà fait dans le coup d’Etat de 1953 contre Mossadegh qui avait nationalisé le secteur pétrolier iranien alors entièrement aux mains de compagnies anglo-saxonnes. Là aussi, on a eu affaire à des apprentis sorciers. Khomeiny qui était un clerc, pas au plus haut de la hiérarchie, est tiré de son exil irakien, est installé à Paris avec tous les médias du monde entier braqués sur ses déclarations quotidiennes, alors que le régime du chah d’Iran était encore reconnu par les Etats occidentaux. Il est ramené en Iran par l’Etat français comme un futur chef d’Etat, alors que le chah est encore au pouvoir.

Les Américains savaient que le chah d’Iran avait un cancer. A cette époque, c’est le summum de la guerre froide avec la peur de l’extension du communisme dans le tiers-monde. L’URSS va envahir l’Afghanistan lorsque le gouvernement afghan, qui était pro-soviétique et très moderniste, qui libérait la femme afghane et faisait faire des progrès modernisateurs à l’Afghanistan, a vu la révolution dite « islamique » exploser en Iran, ce en quoi il a vu une menace. Rappelons d’ailleurs que la révolution iranienne à l’origine n’avait rien d’islamique. Elle a été une formidable révolution populaire, qui a été confisquée par une partie de l’establishment religieux avec l’appui de l’Occident au départ. C’est au philosophe français, Michel Foucauld, que nous devons l’expression trompeuse de « révolution religieuse » dans laquelle il voyait avec beaucoup de naïveté un retour du « spirituel » en politique ; bien sûr, il a déchanté par la suite, mais l’appellation fausse de révolution religieuse est demeurée. Cette révolution va déraper avec la prise de l’ambassade américaine et la mauvaise surprise pour l’Occident que Khomeiny dénonce le sionisme, ouvre une ambassade palestinienne, en somme fasse tout ce que les régimes arabes ne faisaient plus pour défendre les droits palestiniens.

Pris par cette peur de l’instrumentalisation de l’Islam, les Soviétiques ont réagi en envahissant l’Afghanistan, comme font les Russes aujourd’hui avec leur présence limitée cette fois en Syrie, car ils ont peur d’une future déstabilisation des territoires russes où il y a des communautés musulmanes par les mêmes organisations terroristes agissantes en Syrie. Aujourd’hui, la Russie est en Syrie pour éviter que cette armée de soi-disant djihadistes, une fois le travail terminé en Syrie, ne soit transportée dans le Caucase, en Tchétchénie, au Daghestan et même au cœur du territoire russe. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut relire Zbigniew Brzezinski, le conseiller du président Carter, qui a été le théoricien de l’instrumentalisation de l’Islam ; on a d’ailleurs aussi instrumentalisé le judaïsme pour légitimer toutes les pratiques israéliennes de colonisation et d’oppression de la population palestinienne. Il y a notamment un de ses interviews dans le Figaro où le journaliste lui demandait il y a une dizaine d’années : mais est-ce que vous ne regrettez pas cette mobilisation de l’Islam que vous avez faite en Afghanistan ? Il répond de façon éloquente : qu’est-ce que c’est que les retombées négatives que nous pouvons avoir à côté de la victoire que nous avons eue sur l’URSS ?

A votre avis, quels sont les grands défis auxquels le Moyen-Orient est confronté aujourd’hui ?

Le Moyen-Orient est en pièces, du moins pour ce qui concerne sa partie arabe. Pour l’instant, le pétrole continue de couler, y compris en Libye, et on voit comment les prix se sont effondrés. Vous avez les deux puissances importantes, dévouées à l’OTAN, que sont la Turquie et l’Arabie saoudite, lesquelles ont une certaine autonomie propre et un jeu régional spécifique dans les limites fixées par les Etats-Unis. L’Arabie saoudite essaie de renforcer et confirmer le califat occulte qu’elle exerce depuis l’augmentation fabuleuse de ses recettes pétrolières en 1973, non seulement sur le monde arabe, mais aussi sur l’ensemble des musulmans dans le monde à travers la Conférence des Etats islamiques qu’elle a créée et les nombreux canaux d’aides officielles ou occultes. Récemment, la décision de la Ligue des Etats arabes, suivie de celle de l’Organisation des Etats islamiques, de mettre le Hezbollah sur la liste des organisations terroristes est complètement surréaliste. C’est le seul mouvement de résistance qui a réussi à libérer des territoires occupés pendant vingt-deux ans par Israël au Liban et sans que l’Etat libanais n’ait à signer un accord de paix à travers lequel Israël exercerait directement ou indirectement sa tutelle, comme dans le cas de l’Egypte et de la Jordanie et le voici qualifié de terroriste par des Etats arabes ou musulmans qui n’ont jamais bougé leur petit doigt pour venir en aide aux Palestiniens opprimés et occupés. C’est le monde à l’envers. C’est pour cela que je ne vois pas de porte de sortie immédiate. Même en Iran qui porte le flambeau de l’anti-impérialisme et de l’anti-sionisme, vous avez des tiraillements. Une partie de la population iranienne pense qu’il faut cesser de se mêler des affaires régionales. De plus, il y a Donald Trump qui brandit le slogan : l’Amérique d’abord. Les partis d’extrême-droite ont la cote un peu partout en Europe.

Les politiques occidentales à l’égard du monde arabe et du Moyen-Orient, qu’elles aient été américaines ou européennes, sont des politiques proprement ahurissantes. Ce sont elles qui ont créé ce chaos au Moyen-Orient. Souvenez-vous des bombardements massifs sur la Libye au nom de l’OTAN et de la défense du peuple libyen contre son dictateur. Aujourd’hui, c’est le tour du Yémen d’être sauvagement bombardé par l’Arabie saoudite, sous couvert d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, bombardements sur l’un des pays les plus pauvres du monde arabe. Mais rappelons-nous aussi les treize années d’embargo économique sur l’Irak, qui loin d’affecter ses dirigeants, ont été responsables de la mort de 500.000 femmes, enfants et vieillards, de l’abaissement dramatique de plusieurs années de l’espérance de vie moyenne des Irakiens et de l’appauvrissement généralisé de cette population qui avait l’un des indices du développement humain le plus élevé dans le monde arabe. A mes yeux, il s’agit d’un véritable crime contre l’humanité, commis en toute impunité sous couvert de résolutions du Conseil de sécurité. Tout donc est aberrant dans ces politiques. Ainsi, un prétendu Etat islamique qui en une semaine conquiert 40.000 km² de territoire, alors qu’on a les satellites et les aviations du monde entier qui sont censés le surveiller et le combattre. Comment, en territoire désertique, si vous avez des avions qui sont dans le ciel tout le temps, peut-on continuer à avancer ? Il faut expliquer tout cela.

Il faut que les démocrates des pays dits occidentaux se réveillent un peu et demandent des comptes à leurs gouvernements. Quand les partis nationalistes, souverainistes, font de l’islamophobie, ce n’est pas cela qui va régler les problèmes ; au contraire ça les aggrave. Il faut donc que les démocrates un peu sains d’esprit interrogent leurs gouvernements, les questionnent. Ce sont quand même des sommes considérables qui sont dépensées. Je pense par exemple à ce qu’a pu coûter au contribuable français les bombardements sur la Libye par l’aviation militaire française. Il faut questionner. Pourquoi la Yougoslavie a-t-elle été démantelée ? C’est pareil. Toutes ces politiques occidentales doivent être remises en question, puisqu’il s’agit de régimes démocratiques, par les démocrates eux-mêmes. S’ils ne le font pas, on ne peut pas le faire à leur place.

Deuxièmement, sur le plan interne dans les pays arabes, cette histoire de sunnites et de chiites est aussi montée de toutes pièces. Là encore on a des documents américains qui montrent très bien que quand le gouvernement américain a réalisé qu’il s’embourbait en Irak sans atteindre ses objectifs de changements de régime en Syrie et en Iran, il a dit qu’il allait faire feu de tout bois pour attiser la rivalité sunnites-chiites à l’échelle régionale. Vous avez un article de Seymour Hersh formidablement documenté sur ce sujet. Du côté des Arabes eux-mêmes, je parlais avant d’une dynamique d’échec qui s’est instaurée à partir des années 60, maintenant c’est une dynamique d’autodestruction. L’Arabie saoudite porte une responsabilité très lourde. Dans le story-telling (ou récit canonique consacré) qu’on a dans les médias et même dans beaucoup de productions académiques, on nous dit que tout cet islamisme radical a été produit par les Républiques laïques totalitaires. C’est une thèse absurde quand on connaît la généalogie de ces mouvements qui sont à rattacher à la politique de l’Occident et à la montée en puissance de l’Arabie saoudite, qui n’est pas séparable du wahhabisme, lequel wahhabisme a prêché lui-même la violence depuis la fin du XVIII° siècle. Ce n’est même pas une école reconnue parmi les quatre écoles juridiques musulmanes. Le hanbalisme, l’école la plus rigoureuse parmi celles-ci, à laquelle les Saoudiens disent être rattachés, ne va pas aussi loin que le wahhabisme. Toute cette destruction du patrimoine, y compris islamique, le wahhabisme l’a pratiquée dès son apparition. A La Mecque, les vieux quartiers où le Prophète a vécu ont été détruits pour construire à la place des hôtels de luxe. Les Bouddhas de Bamiyan détruits par les Talibans, les dégâts archéologique faits à Mossoul et à Palmyre par le prétendu Etat islamique, de même que la destruction du buste d’al-Moutanabbi en Syrie, le grand poète de l’Islam classique, aujourd’hui les ravages sur le sublime patrimoine architectural du Yémen faits par l’Arabie saoudite : tout cela ressort de la même dynamique wahhabite, couverte et légitimée par les interventions des membres de l’OTAN, sous la direction des Etats-Unis.

Ce que je rappelle dans mon dernier livre, Pensée et politique dans le monde arabe*, c’est que la culture arabe à l’origine est une culture de la poésie notamment la poésie amoureuse, du talent oratoire, de la musique, autant d’arts majeurs jusqu’aujourd’hui dans la vie des sociétés arabes. Tout le monde a oublié ces évidences de base qui font que les radicalismes dits islamiques sont en réalité anti-islamiques. L’Islam depuis quelques décennies a été résumé à trois penseurs : Sayyed Qutb, le grand inspirateur des Frères musulmans, Ibn Taymiyya, le juriste du XIV° siècle, connu pour ses vues anti-chiites et enfin Abou al-Alâ’a al-Mawdudi, le penseur radical pakistanais. L’on a oublié aujourd’hui les grands juristes qui ont développé des jurisprudences formidables de plasticité et d’intelligence, on a oublié la mystique musulmane, mais aussi la série des grands réformateurs arabes musulmans depuis le début du XIX° siècle jusqu’au milieu du XX° siècle. Aujourd’hui, presque tous les écrits académiques et médiatiques tournent autour de ces trois noms. Toute la richesse et la variété de la culture arabe a été gommée.

*Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIX°-XXI° siècles, La Découverte, 2015.

Publié le 12/05/2016


Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.


Georges Corm, économiste libanais, est un des éminents spécialistes du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Outre son statut de consultant économique et financier international, il est professeur depuis 2001 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dans le cursus des sciences politiques.
Ses ouvrages les plus célèbres sont L’Europe et l’Orient (La Découverte) ; Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte) ; La question religieuse au XXIè siècle (La Découverte) ; Le nouveau gouvernement du monde, idéologie, structures, contre-pouvoirs (La Découverte) ; Pour une lecture profane des conflits (La Découverte) ; Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, 2 volumes (Folio/histoire). Ils sont traduits en plusieurs langues.


 


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