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KLIMENTYEV MIKHAIL, AFP
Le 4 février dernier, la Russie et la Chine opposaient leur véto au Conseil de sécurité de l’ONU à un projet de résolution dénonçant la violence de la répression du régime de Bachar al-Assad, président de la République arabe syrienne depuis 2000, à sa population [1]. C’est la deuxième fois que la Russie bloque la mise en place de sanction contre le régime dans le cadre de l’ONU. Cette fidélité affichée, envers et contre tous, dans le plus grand mépris des droits de l’homme, ne manque pas d’attiser la colère des Occidentaux et des pays arabes et laisse perplexe de nombreux observateurs. Les intérêts russes en Syrie sont multiples : accords commerciaux et militaires (les investissements russes en Syrie seraient de 19 milliards de dollars en 2009) ; accès à la Méditerranée ; port de Tartous, seule base navale russe en Méditerranée. Il s’agit alors de revenir sur la nature des liens qui unissent ces deux pays en s’intéressant à leur relation depuis l’indépendance de la Syrie en 1946.
Depuis la Première Guerre mondiale, l’URSS connaît une grande popularité auprès des nationalistes arabes et peut largement compter sur le soutien des populations chrétiennes orthodoxes qui représentent 6 % de la population syrienne. Les relations entre la Syrie nouvellement indépendante et l’Union soviétique ne sont cependant pas immédiates. L’approbation par l’URSS du plan de partage de la Palestine de 1947 à l’ONU puis la reconnaissance quasi-immédiate de l’Etat d’Israël en mai 1948 engendrent rapidement la méfiance des pays arabes. L’URSS permet même au jeune Etat hébreu de s’imposer sur ses voisins arabes en lui fournissant d’importants armements durant la guerre de 1948-1949. Le rapprochement d’Israël et des Etats-Unis et la dégradation des rapports entre soviétiques et Israéliens poussent finalement Moscou, quelques années plus tard, à repenser profondément sa politique moyen-orientale en établissant des liens avec les régimes nationalistes arabes. Dans les années 1950, la Syrie est marquée par un fort sentiment anti-colonialiste et vit des heures de grande instabilité politique. Elle affiche par ailleurs une ambition neutraliste lors de la conférence de Bandung d’avril 1955 face aux deux blocs de l’Ouest et de l’Est qui s’affrontent en pleine Guerre Froide et de nombreux dirigeants syriens nourrissent une certaine méfiance envers l’idéologie communiste. Toutefois, l’attitude des Etats-Unis et les refus multipliés de l’Occident d’aider militairement et financièrement les projets arabes, poussent le gouvernement syrien dominé alors par la gauche à se tourner vers l’URSS. Un premier contrat d’armement est signé avec la puissance russe en 1956. Un an plus tard, les liens entre Damas et Moscou sont réaffirmés par une coopération économique destinée à développer l’industrie, les infrastructures (L’URSS finance notamment la construction d’un chemin de fer reliant Alep à Lattaquié) et l’irrigation de la Syrie. La formation de la République arabe unie (1958-1961) réunissant l’Egypte et la Syrie renforce toujours plus les relations avec l’URSS.
L’assistance économique de l’URSS se poursuit d’autant plus avec l’arrivée du parti Baath au pouvoir en 1963. Le nouveau régime instaure alors le « socialisme arabe » et se lance dans une importante réforme agraire et une lourde politique de nationalisation. Le nouveau refus des puissances occidentales de participer aux nombreux projets du régime fait de l’URSS le partenaire privilégié de la Syrie. Le coup d’Etat du 23 février 1966 porte au pouvoir une fraction plus radicale du Baath qui se réclame d’un socialisme pur. Un mois plus tard, une délégation soviétique arrive à Damas. Le nouveau régime signe alors un accord d’assistance technique et se voit octroyer un prêt de 450 millions de dollars, remboursable sur 12 ans. D’importants travaux sont alors réalisés dans le pays : aménagement des ports de Tartous et de Lattaquié, développement des réseaux ferroviaires, construction du barrage de Tabqa sur l’Euphrate (inauguré en 1973)… Le soutien soviétique permet ainsi à la Syrie d’augmenter sa croissance économique et de consolider son régime.
Le 13 novembre 1970, Hafez al-Assad (1930-2000) prend le pouvoir en Syrie. Le nouvel homme fort du pays s’appuie également sur l’URSS pour asseoir son pouvoir et contrôler les fractions socialistes et communistes syriennes mais refuse toute forme d’ingérence dans les affaires internes du pays. Il ne souhaite pas non plus, dans un premier temps, signer le « traité de fraternité et de coopération » que lui réclame Moscou. Il démontre l’indépendance de son régime en engageant son armée dans la guerre israélo-arabe de 1973 puis au Liban en 1976 sans tenir compte du point de vue russe qui s’oppose à la poursuite par la Syrie d’une guerre d’usure dans le Golan.
Malgré ces divergences, l’alliance entre les deux Etats n’est pas remise en cause et les fournitures militaires se multiplient. La Syrie reçoit des Mig-23 et obtient même un report de sa dette. L’URSS soutient ainsi la politique d’équilibre des forces avec Israël prônée par Hafez al Assad et obtient, en contre partie, un accès maritime et aérien facilité, s’assurant une place importante dans la région et dans le processus de paix israélo-arabe. Le traité de paix signé par l’Egypte de Sadate (1970-1981) avec Israël en 1979 accélère alors les liens entre Damas et Moscou qui cherchent à rééquilibrer les rapports de forces dans la région. Hafez al-Assad se rend alors en URSS et signe finalement le traité d’amitié et de coopération pour vingt ans, le 8 octobre 1980.
Le nombre des conseillers militaires soviétiques augmente alors de 1 000 à 1 500 en 1980 et à 6 000 en 1983, et des bases de missiles SAM-5 très modernes sont implantées à Homs et à Dmeir. La Syrie cherche alors à défier Israël, qui a envahi le Sud Liban en 1982 (opération paix en Galilée), les Etats-Unis ainsi que l’OLP avec qui les tensions sont vives. L’alliance entre l’URSS et la Syrie ne doit cependant pas être exagérée et les liens entre les deux pays restent essentiellement guidés par les intérêts de chacun : Moscou n’a, par exemple, aucune intention d’intervenir directement au Liban ou en Israël et critique fortement la politique de Hafez al-Assad vis-à-vis de l’OLP qu’ils soutiennent. Le raïs voit quant à lui d’un mauvais œil le soutien soviétique à son ennemi irakien et a une vision très réaliste des capacités de l’URSS dans la région. L’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1986 et sa volonté de normaliser les relations avec l’Etat hébreu s’accompagnent alors d’une certaine prise de distance de Damas envers son allié traditionnel.
Mikhaïl Gorbatchev fait rapidement comprendre au Raïs, en visite à Moscou en 1985, 1987 et 1990, que son pays n’a plus les moyens de mener une politique aussi active dans la région et contre Israël. Il ne remet pas en cause les contrats d’armement et la coopération économique mais les fait dorénavant dépendre de la capacité de la Syrie à rembourser sa dette. Gorbatchev choisit par ailleurs d’autoriser l’immigration juive vers Israël, permettant à plus cent mille personnes de s’y installer en 1990. Devant de telles mesures, Hafez al-Assad décide de se tourner vers les Etats-Unis qui se montrent prêts à réintégrer la Syrie sur la scène internationale. La Syrie participe même à la coalition dirigée par les Etats-Unis contre l’Irak, qui vient d’envahir le Koweït, en 1990. Le pays va également chercher à diversifier ses fournisseurs d’armement en se tournant vers l’Europe centrale, la Chine et la Corée du Nord. Les dépenses militaires vont cependant considérablement diminuer, passant de près de 20% du PNB au début des années 1980 à 10% en 1990. En 1999, à la suite d’une visite en Russie, le raïs revient malgré tout avec un contrat d’achat du système anti-missile S-300.
Après la période d’incertitude qui suit l’éclatement de l’Union soviétique, le président russe Vladimir Poutine ambitionne à partir de 2003 de réaffirmer la présence de son pays au Moyen-Orient. Il cherche alors à renouer avec la Syrie et à s’assurer l’accès à ses ports. Bachar al-Assad, qui succède à son père en 2000, essaye pour sa part de rompre avec l’isolement de la nation. Poutine parvient à réintégrer la Syrie dans les négociations de paix israélo-arabe du Quartet (composé des Etats-Unis, de l’ONU, de la Russie et de l’Union européenne) et invite le président syrien à Moscou en 2005 et 2006. Des contrats d’armement sont une nouvelle fois signés et la Russie s’engage à effacer la majeure partie de la dette syrienne.
En 2010, la Russie aurait vendu à la Syrie l’équivalent de 529 millions d’euros d’armement. Avec la visite de Dimitri Medvedev, président de la Russie depuis 2008, à Damas en mai 2010, la coopération économique s’élargit aux domaines de la communication, de l’aérien, du tourisme, des technologies, de l’énergie et de l’écologie. Plus récemment, fin janvier 2012, un accord d’armement est signé, qui s’élèverait à 550 millions de dollars, portant sur la livraison de 36 avions Iak-130.
Les révoltes populaires de 2011 qui ont mis fin au régime de Hosni Moubarak, en Egypte, et de Mouammar Kadhafi, en Libye, bouleversent les rapports régionaux de la Russie et font de la Syrie son dernier allié et principal client dans la région. Les liens qu’entretiennent par ailleurs la Syrie avec l’Iran, le Hamas et le Hezbollah, rendent d’autant plus nécessaire aux yeux de Moscou la protection de son allié syrien, même dans les heures les plus sombres de son histoire.
Bibliographie :
– Hélène Carrère d’Encausse, La Russie entre deux mondes, Paris, Fayard, 2010.
– Jean Chaudouet, La Syrie, Paris, Editions Karthala, 1997.
– Caroline Donati, L’exception syrienne, entre modernisation et résistance, Paris, Editions La Découverte, 2009.
– Pierre Guingamp, Hafez el Assad et le parti Baath en Syrie, Paris, L’Harmattan, 1996.
– Richard Labévière, Talal el-Atrache, Quand la Syrie s’éveillera…, Paris, Perrin, 2011
– Zaki Laïdi (dir.), L’URSS vue du Tiers Monde, Paris, Editions Karthala, 1984.
– Daniel Le Gac, La Syrie du général Assad, Bruxelles, Editions Complexe, 1991.
Note :
Lisa Romeo
Lisa Romeo est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris IV-Sorbonne. Elle travaille sur la politique arabe française en 1956 vue par les pays arabes. Elle a vécu aux Emirats Arabes Unis.
Notes
[1] Selon l’ONU, depuis le début de la contestation en mars 2011, près de 6 000 personnes auraient été tuées.
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