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En 928, le bastion rebelle de Bobastro, en al-Andalus, qui tenait tête au pouvoir central de Cordoue depuis plusieurs décennies, est enfin reconquis par les troupes de l’émir omeyyade ‘Abd al-Rahmân III. En 929, le même ‘Abd al-Rahmân III proclame la naissance du califat omeyyade de Cordoue, rivalisant ainsi avec les deux califats qui existent alors, le califat abbasside à Bagdad (installé depuis 750 au Moyen-Orient, après avoir défait les Omeyyades de Damas), et le califat fatimide (proclamé en 909 par ‘Ubayd Allâh).
Que la proclamation du califat de Cordoue ait lieu juste un an après la prise de Bobastro n’a rien d’une coïncidence. Certes, depuis son arrivée au pouvoir en 912, ‘Abd al-Rahmân III s’est attelé à la reprise de très nombreuses poches de résistance au pouvoir de l’Etat central, matant ainsi de nombreuses révoltes dans les villes andalouses et dans l’ouest de la péninsule ibérique. Mais la prise de Bobastro en 928 est vécue par les contemporains comme une immense victoire, et devient un véritable outil de propagande de « l’idéologie omeyyade » (Gabriel Martinez-Gros). La victoire de Bobastro apparaît ainsi comme l’un des fondements du califat omeyyade.
L’Etat émiral omeyyade, né en 756, et dont la capitale a été fixée à Cordoue, entre dans une longue phase de crise et de décomposition à partir des années 870 – crise que les sources arabo-musulmanes désignent sous le terme de fitna. Cette fitna montre au grand jour les divisions à la fois religieuses et ethniques de la société omeyyade en al-Andalus : cette société se compose d’Arabes et de Berbères musulmans, assez minoritaires, de convertis (muwalladûn), et de non-musulmans (essentiellement des chrétiens). Or, ce sont les Arabes et les Berbères, arrivés en al-Andalus lors de la conquête, et ayant participé à la fondation de l’émirat, et leurs descendants, qui monopolisent alors les rênes du pouvoir. Si les non-musulmans semblent assez en retrait du pouvoir, les muwalladûn se sentent, eux, complètement écartés du pouvoir. Des poches de résistance au pouvoir central apparaissent à la fin du IXe siècle : de grands aristocrates arabes cherchent à regagner leur indépendance vis-à-vis de Cordoue, en se taillant de larges territoires sur lesquels l’autorité de l’émir n’est plus reconnue.
Parmi eux, ‘Umar ibn Hafsûn, qui mènera la plus longue et la plus dangereuse révolte contre l’émirat, à partir de 880. Cet autochtone, né à Bobastro et arrière-petit-fils d’un chrétien converti à l’islam, croit, depuis un exil en Afrique du Nord, en sa destinée : un vieillard lui a prédit qu’il viendrait à régner sur l’Espagne. Rentré d’exil, il est engagé dans la milice de l’émir de Cordoue, et combat sur les frontières, où il est reconnu pour son habileté militaire et sa bravoure. Cependant, les Arabes de la milice, qui le méprisent, lui refusent sa solde. Ibn Hafsûn déserte, retourne dans son village natal, et y impose progressivement son autorité. S’alliant avec l’aristocratie yéménite de Séville, il est décidé à se révolter contre le pouvoir des Omeyyades. Bien aidé par la cavalerie sévillane, il s’empare d’Elvira, Jaén et Tudmir. Ainsi, en 890, il est au sommet de sa puissance, avec plusieurs chefs muwalladûn des régions voisines sous sa coupe.
Cherchant à porter le coup fatal aux Omeyyades, il marche sur Cordoue. Mais l’émir ‘Abd Allâh parvient à réunir une armée suffisamment puissante pour le refouler en 891. Ibn Hafsûn en difficulté, lui et ses alliés sur la défensive, ‘Abd Allâh promet la clémence aux alliés d’Ibn Hafsûn, et ménage la noblesse sévillane, qui revient alors dans le giron du pouvoir central. A partir de là, privé de ses meilleurs alliés, Ibn Hafsûn est affaibli, et se retranche dans les montagnes andalouses autour de sa forteresse de Bobastro. Nouveau coup rude, quelques années plus tard, en 899, quand il doit subir la défection de la plupart des chefs muwalladûn : ceux-ci lui reprochent en effet d’avoir renié l’islam, et d’être retourné à la religion de ses ancêtres, le christianisme.
Bien qu’affaiblie et réduite au simple territoire de Bobastro, la sédition d’Ibn Hafsûn, bientôt aidé de ses fils, va continuer encore une trentaine d’années. En 912, quand il remplace son grand-père ‘Abd Allâh, ‘Abd al-Rahmân III hérite d’un émirat en crise, où l’autorité du pouvoir central est partout mise à mal. Les deux premières décennies de son règne vont consister à restaurer la souveraineté sur tout le territoire : il reprend progressivement le contrôle de tous les territoires dissidents, en commençant par le bassin du Guadalquivir, et en progressant vers les périphéries de l’est et du nord ; les villes andalouses tombent entre 913 et 916. Ibn Hafsûn est plus que jamais abandonné et sur la défensive, jusqu’à sa mort en 917.
Si ses fils poursuivent le combat, et soutiennent encore longtemps le siège de Bobastro, des querelles intestines se font jour entre eux. L’un d’eux va finalement négocier la reddition pacifique de Bobastro, en 927.
La chute de ce symbole de la résistance à l’émir revêt une importance telle que ‘Abd al-Rahmân III se rend en personne à Bobastro l’année suivante (928). Il y fait exhumer le cadavre d’Ibn Hafsûn et le fait envoyer à Cordoue pour qu’il y soit publiquement crucifié. Deux de ses fils, Hakam et Sulayman, y ont déjà été crucifiés. C’est là le châtiment réservé à ceux qui se sont montré coupables d’apostasie.
Comme le dit Gabriel Martinez-Gros, ‘Abd al-Rahmân III « achève pratiquement à Bobastro sa reconquête d’al-Andalus » (1). Près de vingt ans après être monté sur le trône, l’émir de Cordoue a réussi à imposer son autorité sur la quasi-totalité du territoire. Cependant, quand Bobastro tombe, il reste encore un certain nombre de fiefs à reconquérir pour l’émirat : l’ouest de la Péninsule ibérique tenue par al-Jilliqî depuis 884, et qui ne rend les armes qu’en 929, Tolède, qui sera reprise en 932, et enfin Saragosse (la grande place de la marche supérieure d’al-Andalus), où l’autorité effective de l’émir est définitivement rétablie en 937 seulement.
Cependant, la chute de Bobastro est extrêmement importante, car le bastion constituait à lui seul un immense enjeu politique et symbolique pour l’émirat. Tout d’abord, les Fatimides ont essayé de profiter de la rébellion d’Ibn Hafsûn en envoyant des missionnaires sur place, pour tenter, à terme, de déstabiliser le régime omeyyade ; et Ibn Hafsûn lui-même semble s’être rapproché des Fatimides. Ensuite, Bobastro se situe dans les monts de Malaga, dans un site réputé inexpugnable : mettre à bas la forteresse apparaît comme un exploit, qui ne peut que donner du crédit au chef de guerre vainqueur.
En triomphant des fils d’Ibn Hafsûn, ‘Abd al-Rahmân III parvient à la fois à consolider le territoire face aux révoltés et aux Fatimides, et à renforcer son propre prestige en tant que souverain. Surtout, la révolte de Bobastro a été longue, et les Omeyyades y ont vu une immense menace pour la survie de l’émirat. Vaincre cet ennemi de longue date ne peut que renforcer pour eux le sentiment de leur invincibilité et de leur droit à gouverner sur l’ensemble de l’umma.
Enfin, les Hafsûnides ne sont pas des ennemis anodins pour l’émirat omeyyade : ce sont d’anciens muwalladûn qui ont décidé de renier l’islam – crime envers Dieu dont la gravité est telle qu’elle rend passible de mort tout individu qui s’en rend coupable. ‘Abd al-Rahmân III a bien cherché à appuyer sur ce point précis pour disqualifier définitivement Ibn Hafsûn et ses fils : il s’agissait de mécréants qu’il fallait, en bon musulman, punir. Ainsi, la crucifixion des cadavres des Hafsûnides apparaît à la fois comme une illustration du sort réservé aux rebelles et brigands, une parodie macabre de la Passion du Christ et un message d’avertissement lancé aux populations chrétiennes.
Mais il est nécessaire de prendre du recul par rapport à cette image d’un Ibn Hafsûn renégat. En effet, les propagandistes de Cordoue, au premier titre desquels l’historien andalous Ibn Hayyân (m. 1076), ont largement insisté sur l’apostasie d’Ibn Hafsûn. Mais s’agit-il de la réalité, ou d’un simple filtre de la propagande omeyyade ? Difficile de trancher. Toujours est-il que faire d’Ibn Hafsûn et de ses fils des apostats permet au pouvoir omeyyade de magnifier auprès des sujets musulmans la victoire de ‘Abd al-Rahmân III : les Hafsûnides ne sont de simples brigands, mais de dangereux rebelles infidèles, pouvant corrompre la société musulmane d’al-Andalus et devenir une véritable menace pour l’unité du monde musulman. Parler de fitna, comme le font tous les chroniqueurs andalous de l’époque omeyyade, pour évoquer la révolte de Bobastro, c’est comparer cet événement politique au grand déchirement traumatisant, survenu au moment du règne de ‘Uthmân, le troisième calife rashidûn au VIIe siècle, et qui avait débouché sur l’éclatement de l’islam en trois branches : ‘Abd al-Rahmân III, en matant cette rébellion, empêche cette deuxième « fitna » de déboucher sur un nouveau cataclysme ; il s’affirme ainsi comme un grand chef politique et religieux, et comme un véritable garant de l’unité de l’umma.
Ainsi, acmé du processus de réunification du territoire par ‘Abd al-Rahmân III, la prise de Bobastro est surtout un moyen, dans la propagande omeyyade, de raffermir le pouvoir central, et de justifier la proclamation du califat de Cordoue. Elle participe pleinement de l’idéologie omeyyade mise en place dès le début du califat pour légitimer l’existence de ce troisième califat, rival des Abbassides et des Fatimides.
Lire sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :
– État abbasside (750-945) : l’Empire de l’Islam à son apogée ? Première partie
– État abbasside (945-1258) : la reconfiguration du monde musulman. Deuxième partie
– Califat fatimide du Caire (969-1171)
– Le calife fatimide al-Hâkim (996-1021) : la politique au service de la religion ?
Notes :
(1) Gabriel Martinez-Gros, L’Idéologie omeyyade, Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
Bibliographie :
– Cyrille Aillet, « La fitna, pierre de touche du califat de Cordoue », Médiévales, 60, 2011, 67-83.
– Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
– Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001.
– Gabriel Martinez-Gros, L’Idéologie omeyyade, Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
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