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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (4/4). De la proclamation de la République turque de Chypre du Nord à nos jours

Par Emile Bouvier
Publié le 18/12/2020 • modifié le 18/12/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

(L to R) Turkish Cypriot leader Mustafa Akinci, UN special envoy Jane Holl Lute, and Cypriot President Nicos Anastasiades put their hands together after a meeting at the UN buffer zone in Nicosia on September 6, 2019.

Petros Karadjias / POOL / AFP

Lire les parties 1, 2 et 3

1. Proclamation de la République turque de Chypre du Nord

Le 15 novembre 1983, l’assemblée chypriote turque déclare l’indépendance de la République Turque de Chypre Nord. Immédiatement après cette déclaration, la Grande-Bretagne, troisième pays le plus impliqué dans le dossier chypriote après la Turquie et la Grèce, convoque une réunion extraordinaire du Conseil de Sécurité des Nations unies afin de condamner celle-ci comme étant « légalement invalide » [1]. La résolution 541 du Conseil de Sécurité des Nations unies adoptée le 18 novembre 1983 considère ainsi que « la tentative de créer la République Turque de Chypre Nord est invalide, et va contribuer à empirer la situation à Chypre » [2]. Le Conseil précise également « considérer la déclaration légalement invalide et faire appel à son retrait » [3].

D’autres condamnations suivront dans les mois à venir. La résolution 550 du 11 mai 1984 condamnera par exemple les « échanges d’ambassadeurs » entre la Turquie et la République Turque de Chypre Nord, ajoutant que le Conseil de Sécurité « considère que les tentatives de peupler une quelconque partie de l’île par des populations autres que ses habitants indigènes est inadmissible, […] et [le Conseil de Sécurité] appelle à un transfert de la zone nord de Chypre à l’administration des Nations unies » [4]. La Turquie et République turque de Chypre Nord passeront outre cette résolution et continueront de développer les institutions de la nouvelle entité politique gouvernant le nord de l’île de Chypre.

Le 22 juillet 2010, la Cour de Justice Internationale des Nations unies décide que « la loi internationale ne contient aucune interdiction sur les déclarations d’indépendance » [5]. Face au tollé que va provoquer cette réponse pourtant juridiquement non-contraignante, mais que beaucoup d’opposants à la République turque de Chypre Nord perçoivent comme un blanc-seing à l’attention de cette dernière, le Ministre allemand des Affaires étrangères Guido Westerwelle précisera que cette décision « ne s’adresse pas à un différend spécifique comme celui de Chypre mais à toute situation que pourrait connaître le monde ». Ces déclarations ne suffiront pas à éteindre la polémique, que les médias turcs progouvernementaux exploiteront à l’envi [6].

2. Etat des négociations autour du différend chypriote : le plan Annan

Malgré les appels récurrents du Conseil de Sécurité à destination de la Turquie l’exhortant à rapatrier immédiatement et inconditionnellement toutes ses troupes du territoire chypriote et de permettre le retour des réfugiés en toute sécurité chez eux, la Turquie et la République turque de Chypre du Nord ont maintenu leur position, affirmant qu’un retrait des troupes turques allait mener à un retour des massacres et des violences intercommunautaires [7].

De nombreuses initiatives visant à résoudre le conflit ont vu le jour depuis les premières tensions en 1964 et en particulier depuis 1974. De l’invasion turque de Chypre jusqu’à 2002, date du début des discussions autour du « Plan Annan », qui sera détaillé plus loin, le camp chypriote turc sera perçu par la communauté internationale comme le plus intransigeant et le moins ouvert à un compromis ; toutefois, depuis 2002, la situation s’est inversée à la suite, en particulier, du rejet du Plan Annan par les Grecs chypriotes [8].

En effet, le Plan Annan, du nom de feu le Secrétaire général des Nations unies Kofi Annan (1997-2006), a connu cinq révisions avant de parvenir à sa version finale. La cinquième révision proposait, entre autres choses, la création d’une République unie de Chypre couvrant la totalité de l’île à l’exception des zones de souveraineté britanniques où sont situées, notamment, d’importantes infrastructures militaires et aéronavales. Ce nouveau pays aurait consisté en une fédération de deux Etats, l’un grec chypriote et l’autre turc chypriote, agissant sous couvert d’un gouvernement fédéral inspiré du modèle suisse [9].

Le Plan Annan prévoyait même, dans sa version finale, une gestion humanitaire et sociale de l’après-crise visant à éteindre au plus vite, et au mieux, les rancœurs éprouvées par les Chypriotes turcs et grecs : plus de la moitié des chypriotes grecs déplacés en 1974 et leurs descendants auraient ainsi récupéré leurs propriétés et y auraient habité sous un règlement administratif chypriote grec pendant une période de 35 à 42 mois à partir de l’entrée en force dudit règlement ; pour les Chypriotes dont les propriétés ne pouvaient leur être rendues, un système de compensations financières ou immobilières devait voir le jour suivant des modalités qui restaient encore à préciser [10].

La version finale du Plan Annan, fruit de plusieurs années de négociations intenses avec les différents protagonistes du conflit, sera finalement proposée à l’assentiment des Chypriotes eux-mêmes à l’occasion d’un référendum organisé le 24 avril 2004 : si les Turcs chypriotes l’approuvent à une large majorité (64,91%), les Grecs le refuseront avec davantage d’assurance encore (75,83%) [11].

L’implémentation du plan Annan étant conditionnée à son approbation par les deux parties chypriotes, le refus grec enterrera définitivement ce projet d’un Etat fédéral. Le Président de la République de Chypre Tassos Papadopoulos pondérera le résultat du référendum en affirmant que ses concitoyens avaient juste rejeté le plan Annan mais pas les autres solutions au problème chypriote ; en Turquie, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, aujourd’hui Président de la République turque, affirmera que ce résultat montrait la « bonne volonté des Turcs de Chypre du Nord », ajoutant que « Chypre du Sud est la véritable perdante de l’échec de ce référendum » [12].

L’échec du référendum n’empêchera pas la République de Chypre d’intégrer l’Union européenne quelques jours plus tard, le 1er mai 2004, aux côtés de neuf autres pays. Eu égard à la situation particulière de l’île, l’Union européenne affirmera que, bien que Chypre soit toujours divisée, l’acquis communautaire européen – le corps législatif de l’Union européenne – s’applique uniquement aux zones sous contrôle gouvernemental direct et sera donc suspendu dans les zones occupées par l’armée turque et administrées par les Chypriotes turcs [13]. Néanmoins, un individu chypriote turc pouvant attester de son éligibilité à la citoyenneté de la République de Chypre pourra légalement bénéficier des mêmes droits accordés aux autres citoyens de l’Union européenne [14].

3. De 2018 à aujourd’hui

Le 3 juillet 2018, dans une démarche de relance des négociations, le Secrétaire Général des Nations unies Antonio Guterres nomme la diplomate américain Jane Holl Lute comme sa nouvelle conseillère sur la question chypriote [15]. Sa mission est de jouer le rôle de courroie de transmission entre les deux dirigeants chypriotes, Nicos Anastasiades et Mustafa Akinci, ainsi que les trois partis garants (la Grèce, la Turquie et le Royaume Uni) afin de déterminer si les conditions sont réunies pour envisager une reprise des négociations sous l’égide de l’ONU et, le cas échéant, organiser ce nouveau cycle de discussions. Jane Holl Lute conduira ainsi quatre cycles de consultations : le premier en septembre 2018, le deuxième en octobre 2018, le troisième en janvier 2019 et le quatrième le 7 avril 2019 ; elle conclura que les protagonistes du différend chypriote sont pour le moment trop opposés pour envisager de nouvelles négociations [16].

Le 5 février 2019, la Grèce et la Turquie annoncent pourtant leur souhait d’un désamorçage des tensions caractérisant leurs relations diplomatiques depuis maintenant plusieurs décennies [17] ; les deux pays égéens s’engagent alors à mener un dialogue franc et constructif, y compris sur le dossier du conflit chypriote. Finalement, la concurrence politique et économique entre nations méditerranéennes autour de la découverte de vastes gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale viendra mettre un terme à ces discussions [18].

Conclusion

Aucun progrès n’a été constaté sur le différend chypriote depuis le début de l’année 2020 ; le regain très net des tensions entre la Grèce et la Turquie sur la question des migrants et de l’exploration des fonds sous-marins en Méditerranée orientale notamment ne laisse que peu d’espoirs quant à une reprise des négociations et d’une résolution potentielle de la question chypriote. Pour autant, les diplomaties athénienne et ankariote, qui se caractérisent par leur grand pragmatisme, ont montré récemment leur capacité à initier des discussions franches en se passant de la tutelle d’une grande puissance ou d’une organisation internationale ; le dossier de la Méditerranée orientale, où la Turquie et la Grèce se sont entendues le 22 septembre, au plus forte de la crise, à reprendre le dialogue, tend à l’illustrer. La possibilité d’une réouverture inattendue du dialogue sur le dossier chypriote entre les deux éternels adversaires égéens reste ainsi toute ouverte.

Lire sur les Clés du Moyen-Orient :
 La Turquie et ses nouveaux « alliés », sous la direction de Jean Marcou, revue Orients Stratégiques numéro 9, 2019
 Les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, ou la création d’une nouvelle arène géopolitique au Moyen-Orient. Partie II : manœuvres et contre-manœuvres géopolitiques en MEDOR
 Tensions entre la Turquie, la France et la Grèce en Méditerranée orientale : origine de la crise et point d’actualité
 Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (1/2)
 L’Europe, la Turquie, le Général. Les relations franco-turques à l’époque du Général de Gaulle (1958-1969)

Bibliographie :
 Nedjati, Zaim, and Geraint Leathes. "A Study of the Constitution of the Turkish Federated State of Cyprus." Anglo-American Law Review 5, no. 1 (1976) : 67-92.
 Uluğ Eryılmaz, Burçin. "Europeanization or not ? Turkish foreign policy and the Cyprus problem, 1999-2014." PhD diss., Bilkent University, 2015.
 Migdalovitz, Carol, and Foreign Affairs, Defense, and Trade Division. "Cyprus : Status of UN Negotiations." Congressional Research Service, The Library of Congress, 2003.
 Loizides, Neophytos, and Eser Keskiner. "The Aftermath of the Annan Plan referendums : Cross-voting moderation for Cyprus." Southeast European Politics 5, no. 2-3 (2004) : 158-171.
 Sözen, A., & Özersay, K. (2007). The Annan plan : state succession or continuity. Middle Eastern Studies, 43(1), 125-141.
 Hoffmeister, Frank. Legal aspects of the Cyprus problem : Annan plan and EU accession. Vol. 67. Martinus Nijhoff Publishers, 2006.
 Chadjipadelis, Theodore, and Ioannis Andreadis. "Analysis of the Cyprus referendum on the Annan plan." In Conference of the Political Studies Association (PSA). 2007.
 Webster, Craig, and Alexandros Lordos. "Who Supported the Annan Plan ?." The Cyprus Review 18, no. 1 (2006) : 13-35.
 Eralp, Atila. "The Last Chance in Cyprus Negotiations and the Turkey-EU Relationship." ELIAMEP Thesis 1 (2010).
 Eralp, Atila. "Temporality, Cyprus Problem and Turkey-EU Relationship." Centre for Economics and Foreign Policy Studies (2009).

Sitographie :
 Greece to boost military amid tension with Turkey, Al Jazeera, 07/09/2020
https://www.aljazeera.com/news/2020/9/7/greece-to-boost-military-amid-tension-with-turkey
 Erdogan : Turkey-Greece disputes can be resolved peacefully
https://www.aljazeera.com/news/2019/2/5/erdogan-turkey-greece-disputes-can-be-resolved-peacefully
 UN envoy ends mission in Nicosia without announcing resumption of Cyprus negotiations, Xinhuanet, 05/02/2019
http://www.xinhuanet.com/english/2019-02/05/c_137799431.htm
 Security Council Renews Mandate of United Nations Peacekeeping Force in Cyprus, Unanimously Adopting Resolution 2430 (2018), United Nations, 26/07/2018
https://www.un.org/press/en/2018/sc13434.doc.htm
 Cyprus and the Enlargement of the European Union, European Parliament, 08/08/2000
https://www.europarl.europa.eu/enlargement/briefings/1a2_en.htm
 Turkish Cyprus marks 36th foundation anniversary, Anadolu Ajansi, 15/11/2019
https://www.aa.com.tr/en/europe/turkish-cyprus-marks-36th-foundation-anniversary/1646123
 Resolution 353, UNSCR, 20/07/1974
http://unscr.com/en/resolutions/353

Publié le 18/12/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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